Dire que la production de ce film fut compliquée est pour le moins un euphémisme. Entre les producteurs effrayés par les réactions des autres personnes (acteurs, réalisateurs, personnels divers etc.) qui trainaient alors dans les studios de la MGM, les refus successifs de plusieurs stars à participer à un projet jugé amoral - et on verra dans mon développement qu’au final ceux qui étaient amoraux et même immoraux sont in fine les détracteurs de ce projet - Tod BROWNING pourra néanmoins bénéficier tout au long de son processus de création du soutien infaillible du directeur du studio, Irving THALBERG C’est d’ailleurs ce dernier, qui voulant surfer sur la vague de succès des films de monstres que connaissait alors le grand studio hollywoodien rival, Universal, avait demandé à Willis GOLDBECK de lui proposer un scénario en ce sens. Ce sera donc Freaks qu’il proposera à Tod Browning, transfuge comme lui d’Universal et qui présente deux atouts pour ce projet, une expérience certaine dans les œuvres étranges et dérangeantes auréolées de succès et une carrière passée dans le monde du cirque qui laisse présager d’une vision de ce monde au plus près de la réalité.

Le tournage lui-même a été un parcours du combattant, entre les nombreux bâtons dans les roues que ses contempteurs n’ont eu de cesse de lui mettre, l’obligation de tourner de nuit afin d’éviter les plaintes des autres personnes évoluant autour du plateau, les difficultés évidentes à travailler avec des amateurs qui sont atteints de divers handicaps, diverses pathologies ou difformités et qui pour certains ne pouvaient tout simplement pas parler, ni simplement comprendre les directives qu’ils recevaient. Le film enfin terminé, les premières projections en présence des grands pontes du studio et des critiques reçoivent un accueil à la fois glacial et outré, cette fois Irving Thalberg ne pourra pas aller à l’encontre des exigences des producteurs qui censurent la fin et demandent sa réécriture - Malgré tout une seule diffusion publique pourra se faire avec la version voulue par Tod Browning et malgré l’accueil cette fois enthousiaste et dithyrambique du public le film finalement exploité sera la version remontée et raccourcie de 30 minutes par les producteurs. La version originale restant à ce jour perdue.

Il y a dans l’ensemble des films de Tod Browning un questionnement profond sur le corps et au-delà des mutations, des amputations et de l’altérité - en ce sens il est l’inspirateur de cinéastes comme David CRONENBERG et des corps maltraités aux lacunes d’empathie ou de bonté psychologique dont peuvent faire preuve les personnes dites « normales » il n’y a qu’un pas que ne manquera pas de franchir Browning avec on peut le supposer une satisfaction non feinte.

Freaks dont le synopsis demeure relativement classique, puisant ses influences tant dans les contes que dans les mythes qui depuis toujours se servent de la monstruosité pour dépeindre les travers de l’humanité, se révèle au final une fable dont la conclusion fait office de morale qui non seulement questionne notre humanité et répond de façon magistrale aux tristes sires évoqués en introduction de ce texte.

Pour ma part, je connaissais évidemment toute l’imagerie ainsi que toute la galerie de personnages qui se déploie dans ce film grâce aux nombreuses réutilisations qui en ont été faites dans la culture populaire, mais le film en lui-même a été une découverte dont je suis sorti plus que convaincu, sa modernité et son écho encore fort dans notre société anxiogène où l’autre continue à être vilipendé et ostracisé du fait de ses différences et où la morale et l’humanité voisine avec la monstruosité des sentiments. 90 ans après, comme une malédiction, comme un cercle vicieux qui peinerait à devenir vertueux, Freaks se révèle un miroir pas très reluisant de nous mêmes et c’est cela qui est effrayant, pas les monstres.

Spectateur-Lambda
8

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le 4 août 2022

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