Bienvenue dans le monde du bizarre, avec force portraits grotesques, corps difformes, ombres effrayantes, voix distordues. Bienvenue dans le monde parallèle du différent, de l’asymétrique, de l’Autre absolu, peuplé de sœurs siamoises, de nains, de femme à barbe, d’hermaphrodite, d’homme microcéphale, d’homme-tronc, de torse vivant, de femmes oiseaux et d’autres anomalies de la nature. Bienvenue dans un monde cauchemardesque où les plus répugnants ne sont pas ceux que l’on croit.
Tod Browning joue sur deux tableaux : d’abord il récupère clairement le côté spectaculaire du freak show (« l'exhibition d'êtres humains qualifiés de « monstres humains » comportant des caractéristiques et/ou des malformations physiques hors-normes à des fins de divertissement lucratifs ») en vogue aux 19ème et 20ème siècles, en exposant par portraits ces êtres physiquement différents ; cependant, loin des intérêts purement économiques que certains ont dû avoir en montant ces parades, il prend le parti de l’humain en démontrant que ces êtres ont, malgré le cruel handicap que la nature leur a donné, des valeurs respectables, altruistes et honnêtes, à l’opposé d’autres membres de la troupe, dépourvus de difformités, mais sans cœur, car opportunistes, manipulateurs, vénaux et même criminels. La fin du film va d’ailleurs complètement dans ce sens en rétablissant une forme de justice à travers la punition des coupables.
Tod Browning crée une esthétique de l’étrange, principalement grâce à son extraordinaire casting, venu des tréfonds d’une nuit hallucinée, mais aussi grâce à l’éclairage, au clair-obscur, à la pénombre où se meuvent les acteurs, aux ombres habitées où sont tapis les corps qui écoutent et regardent en silence, à la promiscuité entre les membres de la parade, aux frontières indéfinies entre les genres, aux danses grotesques, à l’indécision entre le rire ou les larmes, le comique ou le pathos, à la peinture d’une cruauté inhumaine atténuée par la solidarité des plus faibles, à la boue où pataugent les monstres.
Un chef d’œuvre ouvrant la voie au cinéma de Lynch, entre autres, dont Elephant Man est le monstrueux enfant.