Pour son deuxième long-métrage, Fellipe Barbosa transpose ici, au cinéma, le genre musical, essentiellement baroque, du "tombeau" : "Tombeau de M. Sainte-Colombe", par Marin Marais, "Tombeau de Madame", par Charles Mouton, entre de nombreux autres, puis, au XXè, "Tombeau de Couperin", par Maurice Ravel... En effet, le projet filmique du réalisateur brésilien s'enracine dans la disparition tragique de son ami d'enfance, Gabriel Buchmann, retrouvé mort sur les pentes du Mont Mulanje, au Malawi, alors que touchait à sa fin le tour du monde qu'il avait entrepris, pendant presque un an, avant de poursuivre ses études.


La scène d'ouverture, très belle, au rythme conjoint d'une mélodie africaine chantée, bouche close, par un chœur d'hommes, et du bruit des machettes maniées par deux ouvriers que l'on voit s'affairer dans les herbes, pose d'emblée cette mort, puisque le labeur des deux hommes est interrompu par la découverte du cadavre du "Blanc", qui a auparavant été si longuement et si infructueusement recherché. À partir de cette scène tragique, le film sera construit en boucle ; une boucle qui repartira soixante-dix jours en arrière et qui nous ramènera sous le rocher qui a tout à la fois abrité une mort et dissimulé un corps.


Cette conscience tragique leste de gravité le parcours insouciant du jeune globe-trotter, qui reprend vie sous les traits de João Pedro Zappa.

Pour accompagner ce long flash-back, au cœur duquel l'ardeur exploratrice prend sournoisement des allures de marche funèbre, Fellipe Barbosa adopte un principe aussi original que fécond : les personnages croisés par son jeune acteur, sur la route qui le mène du Kenya au Malawi, en passant par la Tanzanie et la Zambie, sont ceux-là mêmes qui ont rencontré Gabriel Buchmann et qui rejouent ici, avec un naturel confondant, les moments passés avec le jeune homme. À ces scènes revécues et recueillies par la caméra, le réalisateur superpose par moments, en voix off, le récit et le ressenti de ces personnages réels, à l'annonce ou à la pensée de la mort de celui qu'ils ont côtoyé. Nouvel effet d'ombre, planant de manière funeste sur des scènes débordant de vie et d'entrain.


Il y avait là, dans ce sujet et dans ce filmage, matière à la réalisation d'un très grand film. Celui-ci est frôlé, et malheureusement pas totalement atteint, et cela pour une raison très dommageable : le personnage principal qui se voit placé au centre de tout ce dispositif. Le jeune acteur qui est chargé de redonner vie au disparu est certes sympathique et bondissant à souhait mais ni ses efforts ni ceux du réalisateur ne parviennent à masquer les failles du jeune héros : son désir forcené de faire corps avec les pays traversés, d'en baragouiner aussitôt quelques mots-clés, de se démarquer du tourisme occidental ne le dégagent ni des liens d'argent qu'il noue avec ses hôtes et ses guides, ni d'un consumérisme pressé qui le signale bien comme un ressortissant du monde riche et un enfant issu d'un milieu suffisamment favorisé pour qu'il puisse s'offrir cette vaste et durable escapade planétaire. Exemples, aussi, ces "caprices", lorsque lui et son amie, de passage, veulent à toute force grimper sur un éléphant ou encore sauter à l'élastique...


Il n'empêche : après les ultimes selfies, pris par cet enfant gâté de l'Occident, au sommet du Mont Mulanje que les autochtones disent hanté par les esprits, le titre "Gabriel et la montagne" se met à résonner de manière lugubre en nous, avec sa conjonction qui apparaît soudain comme pathétiquement superflue, puisqu'il s'en est fallu de peu, si cet arpenteur n'avait pas été retrouvé par deux coupeurs d'herbes, que ce Gabriel ne fasse définitivement et totalement partie de la montagne, véritablement absorbé par ces paysages qu'il avait tant goûtés...

AnneSchneider
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le 17 sept. 2017

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Anne Schneider

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