Film découvert en avant-première au festival Lumière. Thierry Frémeaux nous annonce "une pièce de poésie qui redonne foi dans le cinéma" et la productrice nous prévient que ce qui va nous être montré va être "très différent du cinéma français qu'on a l'habitude de voir". Bigre.


La première affirmation n'est pas mensongère : poésie, il y a. Un jeune Noir, après s'être battu pour éviter la destruction de sa chère cité, ne pouvant l'empêcher, se cache dans l'une des barres pour se confectionner une capsule spatiale. Totalement invraisemblable, mais acceptons cela comme une donnée du film, qui entend se situer à la frontière du documentaire et de l'onirique. Il mêle en effet des images d'archives, des scènes réalistes sur la vie de cette cité et des séquences dignes d'un film de science fiction. Pour la poésie, on aura donc un ciel reconstitué par des petits trous dans un toit pour filtrer la lumière du soleil, un baiser romantique en haut d'une grue, une capsule dotée de jardins hors sol (une pensée pour le bien plus ambitieux High Life de Claire Denis), des échanges en morse au beau milieu de la nuit... Tout cela est très forcé. J'ai eu l'impression d'entendre sans cesse une voix qui susurrait à mon oreille "tu as vu comme c'est poétique ?" Le contre-exemple c'est Poetry de Lee Chang-dong, qui ne tombe jamais dans le cliché du poétique, l'aborde d'une façon nettement plus subtile : du vrai cinéma d'auteur quoi, un tout autre calibre.


Dans son versant réaliste, le film n'évite pas non plus les poncifs : exemple, la mère courage maghrébine, pleine d'une énergie optimiste, la bonté même, que j'ai l'impression d'avoir vu des dizaines de fois au cinéma. Ou encore l'expulsion des Roms par des flics forcément insensibles. La solidarité entre les habitants de la cité. En un mot, les méchants flics et les gentils pauvres. Là aussi, on opposera à cette vision très politiquement correcte un autre film, Les misérables, bien plus passionnant.


"Très différent de ce qu'on a l'habitude de voir au cinéma ?!" Justement non, et c'est là que le bât blesse. Qu'une telle gentille pochade soit sélectionnée au festival de Cannes me laisse pantois. Ensuite, tout est affaire de goût : les adeptes de feel good movies trouveront peut-être ce Gagarine "prodigieux" comme l'a lancé, au bord des larmes, une spectatrice à l'équipe venue présenter le film. Tous ceux qui aiment qu'une oeuvre recèle de la tension, du grinçant, de la noirceur, passeront leur chemin. Ils risquent de mal supporter la mièvrerie du baiser en haut de la grue, ou des habitants qui assistent, réunis, médusés, aux messages en morse de Youri dans la nuit. La musique n'arrange rien : quand on n'a pas droit carrément à un clip sur du rap (il faut redire la banalité de ces scènes où les images se succèdent sur de la musique extradiégétique), la musique entièrement synthétique est un cliché de la science fiction.


Résumons. Dans son versant poétique, le film est terriblement gros sabots. Dans son versant réaliste, il n'est pas assez âpre, dérangeant, stimulant pour le spectateur. Le sujet aurait pu être "qu'est-ce que ça fait à une cité de voir détruit le cadre qui a toujours été le sien ?" Mais ce sujet-là n'est quasiment pas traité, tout occupés que sont nos deux auteurs à faire émerger de la poésie.


On est très loin de la puissance d'un Leos Carax, que le couple de cinéastes revendique comme influence. La présence de Denis Lavant, convaincant, n'y change rien.


Il faut tout de même sauver quelques aspects de ce film qui n'est pas non plus honteux : le sourire lumineux de la jeune Lina Khoudry, la composition impeccable de Finnegan Oldfield en dealer pour une fois pas trop cliché (il n'est pas violent, offre quelques belles scènes où l'humour n'est pas absent). Quelques beaux plans par ci par là, comme les barres de la cité, captées dans leur géométrie ou se reflétant dans une vitre de voiture (même si j'ai trouvé cet effet un poil trop appuyé).


Les modèles des deux réalisateurs en matière de science fiction ? Plus Spielberg que Tarkovsky. C'est peut-être là, tout simplement, que se situe le problème pour moi. Depuis Duel et Les dents de la mer, Spielberg a cessé d'agir en auteur pour se faire habile faiseur de divertissements. L'ambition de nos deux auteurs était sans doute autre. En vain pour ce qui me concerne : à trop vouloir me faire rêver, ils m'ont laissé cloué au sol. Prochain lancement plus réussi ?


5,5

Jduvi
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le 12 oct. 2020

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