Après leur réjouissant « Dégradé » (2016), aussi détonnant qu’explosif, les jumeaux Arab et Tarzan Nasser, toujours imprévisibles, toujours déconcertants, riches d’une vie bouillonnante, décident de nouer deux thèmes, Gaza et l’amour, tout en abordant résolument chacun d’eux en un contre-courant complet, par rapport à leur réseau de représentations et connotations habituelles. Gaza, aussitôt associé au conflit israélo-palestinien, aux brimades et contraintes subies par les Gazaouis ? C’est aussi le lieu d’un quotidien qui a besoin de nier le conflit, afin de le maintenir psychiquement à distance et de ne pas se voir anéanti par la menace constante qu’il fait planer ; et quel meilleur antidote à l’angoisse, à la politique, et aux guerres que l’amour ?… L’amour… Parlons-en ! Un sentiment fabuleux, réservé aux jeunes gens de papier glacé qui s’étalent en 2D sur la couverture des magazines ou les affiches de films, figés dans un âge et un rayonnement qui échappent au temps ? Ce seront un homme, Issa, et une femme, Siham (merveilleux Salim Daw et Hiam Abbass), tous deux d’un âge certain, qui entreprendront de se rejoindre malgré les entraves et les pesanteurs culturelles. Deux êtres humbles et pauvres, de surcroît ; dernier pavé dans la marre tristement prévisible du glamour et des canons hollywoodiens.


La photographie, de Christophe Graillot, sera en accord avec ce contrepied volontaire, ce manifeste d’opposition aux « films d’amour » : volontiers terne, grise, présentant un Gaza aussi humide que la Bretagne sous le jour de sa pire réputation… Le parapluie, non pas de Bécassine, mais d’Issa, y tiendra d’ailleurs son rôle… Les brimades et contraintes cernant le corps et les mœurs sont bien présentes, mais latéralement, comme incidemment, selon la manière des « Frères Nasser » (ainsi qu’ils se désignent dans le générique de début), qui ne veulent pas offrir à ce cadre les honneurs d’un cœur de cible : les pressions exercées par la sœur d’Issa (Manal Awad, excellente dans un rôle ingrat), afin que son frère prenne enfin une épouse qui soit convenable selon ses critères à elle, les regards désapprobateurs portés sur Siham, qui mène une vie indépendante, en exerçant son métier de couturière, et qui a élevé seule sa fille, la jolie et rebelle Leila (Maisa Abd Elhadi), qui aime s’afficher « en cheveux », comme on disait dans la France du XIXème siècle…. La police exerce ses contrôles constants, ainsi que les douanes, et les Gazaouis subissent les régulières coupures de courant, souvent imprévues.


Mais ce second long-métrage des « Nasser Brothers », également co-scénaristes, avec l’assistance de Fadette Drouard, affirme également, non sans une salutaire impertinence, l’inaliénable liberté du corps, qui se soustrait aux lois, aux époques et aux interdits en se laissant porter vers le désir et le plaisir avec une saine innocence. Exemples, cette confession, un peu confuse, d’Issa qui « s’est souillé » dans son sommeil durant sa nuit d’incarcération ; existe-t-il plus belle échappée ?! Ou encore et surtout, cette statue antique d’Apollon repêchée par lui, lors de l’exercice de son humble métier, et arborant un phallus bien vaillant… Phallus fragilisé par son érection et qui sera « châtié [par le sort] de sa témérité », ce qui donnera lieu à quelques scènes et échanges verbaux des plus réjouissants.


Le réalisateur helvète Nicolas Wadimoff avait consacré en 2018 un documentaire éponyme à celui que l’on a nommé « L’Apollon de Gaza » - une statue d’Apollon trouvée en mer au large de Gaza, en 2013, et qui, après être passée entre les mains de plusieurs experts, a mystérieusement et radicalement disparu… Inspirés par cette histoire fascinante, les frères jumeaux aux yeux soulignés de khôl, revisitent ce fait divers à tournure mythique et accentuent sa charge subversive. Alors qu’ils n’ont pas pu retourner à Gaza depuis dix ans - un territoire où les cinémas sont maintenant interdits par le Hamas… - et ont dû tourner leur film dans des camps de réfugiés en Jordanie, quelle plus vigoureuse manière de clamer que « Gaza bande encore », comme la promesse d’un retour ?…

AnneSchneider
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le 18 oct. 2021

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Anne Schneider

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