Avec Autant en emporte le Vent, Hollywood avait produit sa saga des USA au XIXème siècle. Celle du XXème siècle restait à faire. On se mit donc d’accord pour adapter un roman de la célèbre Edna Ferber, très américain par sa construction et son esprit. Le film promettait d’être long, imposant, important, un roc solide dont les histoires du cinéma parleraient avec respect. George Stevens apparut comme le maître d’œuvre idéal, en cela qu’il assume à la fois les qualités et les défauts de ses compatriotes. Probe et légèrement naïf, éloquent et grandiloquent, tendre et brutal, pas très subtil et traversé d’idées brillantes, le réalisateur d’Une Place au Soleil était l’homme de la situation. Avec Géant, il a choisi la voie difficile consistant à plier un sujet, noble peut-être, sincère sans doute, mais de toute façon très suffisant, à la spécificité du moyen d’expression cinématographique, afin d’en faire "autre chose". Cette approche est mise en pratique dès la première séquence, qui voit l’arrivée du Texan Jordan "Bick" Benedict dans le Nord-Est, où il compte acquérir un étalon de race. Depuis la portière du train, il contemple la course parallèle au chemin de fer effectuée par les chevaux d’une chasse à courre. Pendant plus de vingt-cinq plans, le cinéaste alterne au montage les deux éléments, les mêle, les confronte, laisse échapper l’un pour le rattraper au terme d’un mouvement de caméra. L’animal en queue de peloton est monté par la resplendissante Leslie Lynnton. Elle se retourne et regarde le train, instrument de la jonction de deux mondes, deux pôles opposés des États-Unis : le Maryland, le Texas. Cette rencontre entre un homme et une femme est aussi celle d’un paysage boisé et d’un désert, celle encore d’une mentalité féodale et d’un esprit libéral. Elle amène l’évolution générale du couple qui va se former et, par extension, d’un pays dans sa totalité. Par ses finesses et ses prolongements, la scène liminaire atteste d’emblée que la chose sentie vaut mille fois mieux que la chose expliquée.


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Leslie quitte bientôt sa famille pour rejoindre le Reata Ranch, propriété de 240.000 hectares de Bick, qu’elle vient d’épouser. Elle découvre, comme posée sur les prairies infinies, la demeure néo-victorienne où elle vivra désormais. Dans sa grandeur désolée, ce manoir à la Hopper reflète le destin d’une aristocratie de la terre qui, à force de courage, de fierté et de cruauté, érigea un si vaste pays. Les divergences d’éducation et de culture se traduisent très vite par des froissements : elle s’intéresse au sort des ouvriers agricoles mexicains que les Texans méprisent, elle refuse le machisme des propriétaires terriens. Elle se heurte également à l’hostilité de Luz, la sœur de Bick. Un autre clivage apparaît à travers la trajectoire de Jett Rink, reflétant la transformation même de l’état sudiste : les nouveaux riches du pétrole finissent par renverser les vieilles dynasties d’éleveurs. Les puits envahissent le paysage et l’immense domaine de Benedict laisse place à une piscine où les enfants des pionniers célèbrent la victoire de 1945. Leslie, présentée d’abord comme une intruse, devient l’âme de la famille et, toute de patience et d’obstination aimantes, parvient à civiliser son rustique mari. Elizabeth Taylor, que Stevens avait déjà magnifiée dans Une Place au Soleil, s’impose à cet effet une transformation physique des plus remarquables : jeune fille rayonnante de beauté, sensuellement chatoyante, elle s’endurcit dans les affrontements avec une société obsolète avant d’acquérir une douceur un peu lasse, son fin visage nimbé de cheveux grisonnants. Elle déploie cette subtilité, cette science des nuances que Mankiewicz saura exploiter au maximum de ses possibilités trois ans plus tard dans Soudain l’été dernier. Il y a quelque chose de profondément touchant dans la manière très simple qu’elle a de composer avec le temps face à un Rock Hudson assagi et réconcilié.


Le film, qui s’étend du début des années vingt aux années cinquante, après la coupure de la guerre, évoque les mélodrames américains de King Vidor ou de Douglas Sirk. Ses trois heures vingt réservent généreusement leur lot de disputes, de crises, de succès, de larmes et de romances. Il n’y manque pas l’éloge du melting-pot : Leslie sauve un enfant mexicain nommé Angel, qui réapparaît après Pearl Harbor en uniforme sous les traits de Sal Mineo. À la fin du conflit, c’est son cadavre qui revient au pays drapé dans les couleurs de l’Amérique. Un treuil mécanique fait disparaître insensiblement le cercueil dans la fosse : au Texas, les litanies nationales ont même volé leur deuil à la tradition mexicaine. Mais ce que la cérémonie pourrait avoir de grandiloquent est gommé par un bref insert : un gamin basané, assistant de loin à l’enterrement, esquisse un bâillement. La vulgarité des Texans donne lieu à des scènes de satire très réussies, comme ce raout en plein ouragan où les invités en smoking et fourrure retrouvent des cris de vacher pour se mettre en mouvement et passer à table. Les hommes se rassemblent, paradent, rient grassement, parlent à voix très haute, flirtent, s’excitent sans raison, se gargarisent de grands mots, se répètent inlassablement qu’ils sont des colosses. Sans jamais parvenir à dissimuler leur vide fondamental. La tension culmine lorsque les deux rivaux vieillissants, Bick et Jett, se confrontent devant tous les invités en plein discours d’un sénateur à la voix de stentor. La fête organisée par le second tourne au désastre : seul, le nez écrasé sur la table de banquet, il reste étalé ivre-mort tandis que les serviteurs regardent effarés par les hublots des cuisines. L’instant de fièvre évanoui, le géant se révèle néant.


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Comme chacun le sait, James Dean mourut d’un accident fatal quelques jours après la fin du tournage. Il est ici exactement semblable à sa légende : secret, énigmatique, félin, inadapté, sourdement passionné, avec le bon sens austère d’un quaker de l’Indiana et le mécanisme de défense d’une tortue. Au milieu des Texans bruyants, il ressemble à un bâtard shakespearien, frêle, taciturne, étriqué, la démarche chaplinesque. Il semble d’abord se cacher, tapi sous un chapeau rabattu, plissant de ses yeux clairs avec un petit sourire triste, mâchouillant un mégot, chuchotant avec l’accent traînant du sud. Mais à la mort de Luz, sa protectrice, il sort enfin de l’ombre, un rictus vient soudain bouleverser son visage lisse. Dans une veste de deuil trop large il joue comme un enfant avec les nœuds d’un lasso. Muré en lui-même, presque inaudible, volontairement amorphe, il impose avec force une attente, un défi obstiné. Ayant hérité d’un bout de terrain désertique, il change d’identité, cesse d’être un figurant sans cesse absent, étranger à la vie. L’acteur fait sentir l’exaltation progressive de la puissance chez l’adolescent perdu. Il arpente son nouveau territoire avec des enjambées de fondateur de ville, petite silhouette se découpant sur le ciel nu et se fondant peu à peu dans des espaces démesurés. Quand Leslie vient lui rendre visite, il prépare le thé mais boit en cachette une rasade d’alcool, avant d’apparaître brusquement dans l’encadrement de la porte. Dépoitraillé, il renifle et toussote tandis qu’elle lui parle, et dès qu’elle est partie, il pétrit la trace de son pas dans le sable noirci par le pétrole. Sous les jets du derrick, il devient ruisselant de l’or noir. Sa main mazoutée s’imprime sur le perron blanc de la riche demeure. Il s’oppose à Bick comme le Cal d’À l’est d’Eden s’opposait à son frère Aron et à son père Adam, dans une relation faite de convoitises, de frustrations, d’exaspérations. Lorsque le destin a fait de lui un roi parvenu, fou de sa propre puissance et irrémédiablement condamné à la solitude, il est pitoyable et effrayant à la fois. Mais au lieu d’un roulis ou d’un chancellement du corps, il s’applique à rester dans un centre de gravité autour duquel sa stature accomplit une imperceptible giration. D’un bout à l’autre il continue de jouer avec ses yeux, fameuse source d’hypnose : même occultés sous de petites lunettes rondes sans transparence, ils agissent intensément et réverbèrent leur énergie sur des agents d’expression secondaires (la voix, la démarche).


Il y a ainsi, dans Géant, toutes sortes de paradoxes : priver James Dean de son regard, dépouiller Liz Taylor de sa jeunesse et de son sex-appeal en la poussant dans une radieuse décrépitude dès le premier tiers du récit. C’est précisément ce que raconte le film : à travers la passation des générations, la transformation des terres et des habitations, la mixtion des ethnies, il donne à voir et à comprendre l’essoufflement des rêves, la dégradation des mythes par l’inéluctable marche du progrès. La Splendeur des Amberson ne racontait pas autre chose. Quand Bick, qui montait à cheval avant même de savoir marcher, voit son fils éclater en sanglots le jour de son quatrième anniversaire sur le dos d’un poney, ce n’est que le début d’une série de désillusions : jeune homme, Jordan refusera de reprendre l’exploitation du ranch afin de devenir médecin — et il épousera une Mexicaine au risque d’être mis au ban par une société raciste. Pour son père, que de tels évènements vont dessiller, le chemin est long qui mène à la transfiguration. Lui qui chantait la gloire du Lone Star State et remettait sa femme à sa place parce qu’elle avait osé participer à une conversation politique menée entre messieurs finira, à force de prise de conscience, de lutte contre ses préjugés, de travail sur lui-même, à gagner à la fois le respect de son épouse et sa dignité d’homme juste. Si le scénario programme les informations des épisodes à venir pour les rendre crédibles (le pétrole pointe dans le dialogue avant de sourdre à l’image), la mise en scène opère toutes sortes de déviations qui convoient l’émotion. Après Une Place au Soleil et L’Homme des Vallées Perdues, Géant constitue la dernière pièce d’une sorte de trilogie informelle dans laquelle Stevens questionne les idéaux de sa nation et semble vouloir éprouver leur persistance jusque dans leurs contradictions. Contrairement à Howard Roark, le héros du Rebelle de King Vidor, ses personnages ne peuvent survivre aux démesures de l’american dream. Plus haute sera l’ascension, plus dure sera la chute. Symbolisme primitif que le cinéaste réactive avec un sens du grandiose passant aussi par le dénudement et la distance. Telle est l’ultime singularité de ce classique trop souvent dévalué : malgré son gigantisme macrocéphale et ses opulences macropodes, il a l’intimité d’une lettre qui apporterait des nouvelles de chez soi.


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Thaddeus
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le 17 déc. 2023

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