Certains grands artistes atteignent sur la fin de leur existence une forme de plénitude que l’on pourrait appeler la grâce. John Huston est de ceux-là. Cloué dans un fauteuil et sous aide respiratoire, il offre ici son magnifique testament spirituel : un huis-clos feutré qui enveloppe par sa nostalgie discrète, sa chaleur humaine, son rythme musical, photographié dans un clair-obscur semblant provenir d'outre-monde. Difficile de restituer par les mots la splendeur tranquille de cette veillée funèbre où, au crépuscule de sa vie, l’auteur semble se remémorer les racines de son passage sur terre. En fait, malgré son titre littéral et prosaïque, il s’agit moins du legs attaché par la tradition aux derniers films d'un cinéaste qu’une œuvre pleine de sérénité vitale, d'empreinte persistante, d'eau-forte philosophique, une "vanité" enjouée. Il faut vivre Gens de Dublin quasiment comme une expérience parapsychique, comme un film qui revient provisoirement de l’au-delà, poudré de givre, avant d’y retourner. Dans la lumière blanche, Huston fait un dernier tour d’images. Il entre, secoue son manteau et s’assoit lentement. Il s’éclaircit la voix, a du mal à parler. Il faut tendre l’oreille. Et il se met à raconter ce qu’il a vu là-bas. À quatre-vingt un ans, il remplit sa dette envers l’Irlande, l’une de ses secondes patries (l’autre est le Mexique), en lançant ce potlatch à un natif célèbre qui écrivait son retour au pays, et lui, déserteur archétypique de tous foyers, en adopte le ton convivial, affectueux, à rebours de toute effusion intellectuelle. La vieillesse ne l'a pas assagi, elle l'a simplement fixé dans sa trajectoire contemplative, l'a reboussolé sur l'essentiel. Le tournemain de l'agonisant porte l’empreinte du maître et demeure pétri de plaisir savouré en abysse. Il fait aussi entendre que le contenu prime sur le contenant : la manière de dire importe moins que ce qu’on dit, et surtout à quel moment. Au seuil du grand passage, la leçon de ténèbres reste une leçon d’évidence.


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Pourquoi l’ultime opus du réalisateur est-il sans doute l'œuvre la plus touchante et la plus juste qu'il ait jamais donnée ? Pourquoi, à la vue de cette adaptation littéraire de James Joyce, n'éprouve-t-on pas le sentiment de frustration et d'agacement qui accompagne d'ordinaire les transpositions des classiques de la littérature au cinéma ? Cela tient un peu à l'écriture du romancier et un peu à l'écoute du cinéaste, ce qui au bout du compte fait beaucoup. L'histoire oscille entre l'anodin et l’à peine audible, de telle manière que, dans un premier temps, on n'a pas idée de se pencher pour écouter ce qui est vraiment dit dans cette réunion de parents et d'amis à Dublin, au début du siècle. Puis, quand tout le monde part et que Gretta et Gabriel Conroy se retrouvent seuls dans une chambre d'hôtel éclairée uniquement par des bougies, lorsqu'on entend la femme divulguer ce long monologue plein de regrets, de nostalgie et de tristesse, on a envie de reprendre les épisodes de la soirée un par un, les scruter à l'aide de cette nouvelle lumière et prélever dans la foule des détails anodins tout ce qui a poussé sa mémoire à revenir sur les traces de l'événement raconté. C'est là où se cachent les défunts du film. De cadavre, il n'y en a qu'un. Mais les morts dont le titre original pourrait parler si The Dead était au pluriel (mystère que la langue anglaise ne permet pas de clarifier) sont les temps morts du récit, ces moments où il ne se passe rien et où les personnages se contentent d'écouter un morceau de musique, un poème, une histoire qui, mis bout à bout, finissent par former le corps du jeune disparu.


Revenons en arrière. La nuit est tombée, les flocons de neige ont blanchi les arbres, les routes et les maisons. Comme elles le font chaque année, tante Kate, toute ronde, tante Julia, toute sèche, et leur nièce Mary Jane s’apprêtent à recevoir leurs invités. En haut de l’escalier où elles sont tapies et qui leur masque la porte d'entrée, elles attendent, le cœur battant. Leur neveu Gabriel, venu de loin avec sa femme, réussira-t-il son speech annuel ? L'oie — et non la dinde — traditionnelle sera-t-elle appréciée en dépit de l'absence, pourtant réglementaire, de compote de pommes ? Et voilà que les gens arrivent. Brouhaha de rires confus, exclamations de bienvenue, on ne saisit d'abord pas bien les noms. Mais peu à peu on découvre la vieille Mme Malins et son pochard de fils, Freddy, la pasionaria républicaine Molly Ivors, le fameux ténor Bartel d'Arcy, gonflé de suffisance comme un dindon de basse-cour, le sympathique Gabriel et son épouse Gretta, pleine d'énergie et d'une gaieté un peu tendue... La caméra va et vient, tournoie, virevolte, indiscrète et virtuose. Elle effleure les danseurs, surprend des regards, voit des choses que l’on ne perçoit pas, des lézardes insoupçonnables. Pourtant il ne se passe rien, tout semble aller bien chez ces repus, ces nantis, dans la chaude banalité de leurs vies, et Huston se plaît à les contempler tout au long de ces agapes intimes, empreintes de matérialité culinaire, laissant échapper de temps à autre une réjouissante bouffée de méchanceté : gros plan anatomique sur la carcasse de l'oie nettoyée. La nappe est en dentelle blanche, la vaisselle est délicate, le vin rouge rutile dans les carafes, le pudding flambe. On danse le quadrille, on tient des propos anodins, Mary Jane joue avec un brio presque comique un morceau de piano, un vieux cabot récite, des trémolos dans la voix, un poème qui fait se pâmer les dames romanesques. Julia entonne bravement à son tour, d'une voix rendue maladroite par les années, un aria de Bellini… Le réalisateur agence tout un keepsake de menus événements qu'un angle neuf rend primordiaux dans leur dérisoire même. D'où l'importance du contrepoint sans cesse ménagé entre l'ivrogne Freddy Malins et le contemplatif Gabriel Conroy. Sur ces deux notes opposées se bâtit son mémento facétieux, dont l'humour sarcastique fait tout le prix : "Ta mère te demande. — Dans la Vallée de la Mort chevauchèrent les Six Cents", répond Freddy dans sa cavalerie légère de l'Œdipe imbibé.


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Homogénéité, continuité et cohérence constituent les ressorts d'un film qui frappe d'abord par l'élégance de son style, la fluidité de son atmosphère, où studio et extérieurs sont étroitement mêlés sans la moindre rupture de tonus. Derrière la façade immuable et un rien déjetée d'un immeuble d'Usher Island où habitèrent vraiment les grands-tantes de Joyce se déroulent des fastes viscontiens à l'échelle familière et gouailleuse des intérieurs bourgeois. Les visages détaillent une société silhouettée dans ses fonctions, mais le somptueux est supplanté par le grouillement d'un demi-monde au bord de la caricature, dont le discours simultané passe par tous les degrés de l'inspiration mélodique : emphase, insinuation, apostrophe, surcommentaire. La gazette des avant-scènes du cru, les ragots de la petite société, les rites passéistes de ce Nouvel An observé dans ses nuances les plus sûres dissimulent une mélancolie pervasive, d'abord contrainte puis abandonnée, qui reflète le spleen de l'héroïne Grena Conroy. Et soudain, le récit bascule, s'élève. On quitte ces hommes et ces femmes réunis dans le salon, on tourne derrière un pan de mur, on grimpe quelques marches. Nous voilà dans la chambre de Julia. Tandis que continue de résonner le chant aigrelet de la vieille dame, son passé resurgit : la photo de trois femmes, une broderie sur un mur, les médailles militaires d'un disparu (un frère ? un père ?), une collection de chaussures de verre coloré, un chapelet sur un missel... C'est toute une existence qui se résume dans ces reliques. Beaucoup plus tard, alors que Gabriel a enfin pris la parole pour l’allocution qui l'inquiétait tant, un travelling à l'étonnante douceur fait monter les larmes aux yeux. Il ressemble au geste d'adieu du vieil Huston à ses semblables. On dirait une dernière caresse.


Un autre instant est au moins aussi beau. La fête est finie, Kate et Julia surveillent maintenant le départ de leurs hôtes avec la satisfaction du devoir accompli. Tout s'est bien passé cette année : l'oie moelleuse a été un vrai succès et ce pauvre Freddy, accablé par une mère acariâtre qui rendrait alcoolique n'importe qui, s'est plutôt bien tenu en titubant dignement. Gabriel, rassuré par le succès de son discours, attend sa femme. Mais c'est une inconnue qu'il découvre sur les marches de l'escalier. Immobile. Figée. Le visage irradié de lumière, elle écoute The Lass of Aughrim, une vieille ballade chantée a cappella avec une voix d’ange, où une mère se lamente "son enfant glacé entre ses bras", et qui infléchit l’atmosphère comme une légère dépression climatique. Elle est bouleversée. Gabriel ne comprend pas encore. Il la contemple boire cette musique, et les champs-contrechamps courts et mystérieux semblent durer le temps d'une vie : celle de Gretta étouffant sous le poids d'un souvenir ravivé. Devant cette épouse qui s'est endormie, épuisée de chagrin, Gabriel s'éveille. Pour s'apercevoir, précisément, qu'il n'est qu'une ombre lui aussi. Semblable aux silhouettes qui ont peuplé la fête qu'il vient de vivre, à celles qui lui succéderont un jour, à celles qui reposent déjà dans ces terres glacées d'Irlande sur laquelle tombe une neige immuable. Et puis, au moment où il est l'heure de s'en aller, de se séparer, on comprend que le film recèle un secret. Mais le mystère de Gens de Dublin n'est pas celui d'un whodunit, il est beaucoup plus subtil, plus fragile aussi. Il se charge de force magnétique jusqu'au moment où il peut faire remonter le naufrage des profondeurs de la mer. Il se transmet comme un petit rien, semblable à ces choses que l'on néglige pour ne les apprécier que lorsqu'il est trop tard. Seule cette attitude de recueillement permet aux images de réapparaître, à la manière d'une flamme qui s’illumine juste avant de s'éteindre. La lumière qu'elle dégage devient alors violente et forme des ombres contrastées sur les parois environnantes. Les personnages ressemblent à des projections sur la toile d'un petit théâtre. C'est selon ce système que fonctionne la mise en scène, dictée à l'oreille de Huston par Joyce lui-même.


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Ainsi le vieil homme avait un secret : un de ceux que l'on cache soigneusement pour éviter aux autres de découvrir en vous l'être, le vrai, et non plus les masques successifs qui servent au paraître. Et si l'on dit que les morts reposent, c'est peut-être simplement parce qu'ils en ont fini, eux, de duper les autres et de se mentir à eux-mêmes. Avant de nous quitter, Huston a ironiquement et tendrement confié à sa fille Anjelica le rôle d'une femme qui, elle aussi, cache un secret. De l’artiste, parce qu'il le voulait ainsi, on ne connaissait que les rides de baroudeur, dont on se demandait s'il ne les dessinait pas lui-même une à une, chaque matin, pour mieux ressembler à la vision que les autres avaient de lui. De son œuvre, on se souvenait bien sûr des aventuriers du Trésor de la Sierra Madre et de leur fortune dispersée par le vent, et aussi de Mary Astor dans Le Faucon Maltais, fatalement contrainte au mensonge face à Humphrey Bogart, non par vice mais par une sorte d'incapacité devant la réalité. Face à ces cris et à ces ricanements, il y avait la mort de Sterling Hayden dans The Asphalt Jungle, il y avait surtout la Marilyn des Désaxés, si petite, si différente, avec son désespoir d'adulte devant tous ces hommes coincés dans leur infantilisme viril. Pourtant, jamais avant son trente-septième film Huston n’avait exprimé avec un tel lyrisme sotto voce les sentiments d’amour et de mort, jamais il n'avait frôlé de si près sa propre vérité. C'est si difficile à débusquer, la vérité, ça vous prend parfois toute une vie. Voilà pourquoi les ultimes instants de cette œuvre sont si poignants. Plus d'artifice, c'est inutile : le froid est entré dans nos cœurs. Nous voyons ce que dit le texte, nous voyons "la neige qui tombe sur les collines sans arbres, mollement sur les tourbières d'Allen et plus loin, à l'occident, mollement sur les vagues rebelles et sombres du Shannon." La teinte douce vire au tragique et le beau au sublime. Huston demande au spectateur d'être docile, de se laisser porter par une intrigue si mince qu’elle n’aboutit qu’à un parcours nocturne en fiacre le long de la Liffey. D'une simplicité dont on peut avoir la tentation de se demander en quoi elle a pu à ce point le passionner, lui qui la considérait comme "une des plus grandes histoires jamais écrites en anglais". Inutile de se torturer les cellules grises, ce film admirable ne se laisse pas devancer ou précéder. C'est lui qui décide et qui finit par se révéler lors de la conclusion, une scène parmi les plus belles de toute l'œuvre de l’auteur. Après avoir laissé la mort rôder la première dans les salons des sœurs Morkan, Huston pose son regard à distance, glisse sur les têtes agitées par les tornades de la vie et s’arrête au-delà, comme s'il avait déjà franchi le pas, comme quelqu'un qui vous accompagne jusqu'à la grille du parc avant de vous quitter, comme s’il s’installait dans son éternité. Un magnifique et interminable travelling effleure alors les tombes d'un cimetière. Quelques mois plus tard, le cinéaste s'éteindra.


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Thaddeus
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le 3 juil. 2012

Modifiée

le 26 août 2014

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