Ghost Song
6.6
Ghost Song

Documentaire de Nicolas Peduzzi (2021)

Avec exaltation, Ghost Song sillonne les rues non-touristiques de la ville d’Houston. La caméra de Nicolas Peduzzi adopte la musicalité singulière de la métropole texane, bercée par le screw – sonorité hip-hop typique de la ville qui se caractérise par un ralentissement du tempo et un jeu sur la répétition. Comme ses protagonistes, Houston apparaît alors comme une ville appesantie par ses propres démons. Le cinéaste capte un présent assujettissant l’avenir à une attente incertaine. Dans cette temporalité, un battement nerveux gronde en permanence autant par la violence inhérente au quartier de Third Ward que par le montage saccadé démultipliant les angles de caméra de Nicolas Peduzzi. Si Ghost Song virevolte, il reste constamment fixé au corps des protagonistes par lesquels surgit la musique. Du rap engagé de OMB Bloodbath (Alexandra) à la guitare teintée d’absurde de William Folzenlogen, la musique se manifeste comme une échappatoire face aux rêves engloutis par la ville. Si leurs trajectoires de vie sont opposées – la vie dans le « ghetto » pour Alexandra, l’héritage volé pour William –, iels se retrouvent dans une lutte commune pour raviver une vitalité égratignée.


« Ville fantôme » selon les mots de William, Houston est filmé comme ville en somnolence. Nicolas Peduzzi entrecoupe les récits croisés de ses deux protagonistes de plans de rues déshumanisées où les voitures en mouvement sont le seul reliquat d’une société en vie. Les directions aléatoires des conducteur.rice.s brouillent les limites d’une ville dont le tracé devient labyrinthique. Dans les lumières artificielles des strip-clubs et des clips musicaux survit la fascination d’une Amérique fantasmée qui pourrait extirper les habitant.e.s de Third Ward de la violence permanente, oscillant entre règlements de comptes et overdoses. Faisant surface dans l’opacité de la nuit, les losers magnifiques de Nicolas Peduzzi apparaissent comme des opposant.e.s à un certain fatalisme sociétal dont les meurtrissures sont visibles au sein même de leur chair. En effet, si Houston est une ville fantôme, c’est qu’elle est habitée par le souvenir de celleux qu’elle a déjà dévoré.e.s – comme Stunt Bam assassiné à 13 ans. Entre soif de vengeance (« Pour la plupart des gens, on est des sauvages. Mais la réalité, c’est qu’on doit aussi se protéger » explique OMB Bloodbath) et résilience (« je ne veux pas être un fantôme » confesse William), Nicolas Peduzzi amplifie la portée de la voix de ces misfits déglingué.e.s par la société elle-même – à l’instar des surdosages médicamenteux pour traiter l’hyperactivité chez les enfants pour William ou Nate Nichols.


La malédiction d’Houston, transformant sa population en fantôme, est intensifiée par la musique originale composée par Jimmy Whoo, escorté par Verdi et Haendel. Les musiques de rap – reprises/chantées comme des mantras par les habitants de Third Ward – sont progressivement dévorées par une musique classique extradiégétique. Loin d’être un classicisme malvenu, cette musique classique s’impose comme la voix de la métropole texane. Elle submerge le réel, et les propres voix des protagonistes, comme une sorte de chœur mélodique funèbre du théâtre grec antique. De là, l’arrivée imminente de l’ouragan Harvey en 2017 acquiert une dimension quasi-biblique. Alors que l’intensité de l’ouragan croît, la caméra de Nicolas Peduzzi semble devenir le dernier rempart pour sauvegarder les traces de l’existence de ces misfits. Son regard empathique témoigne de la fragilité d’un monde crépusculaire appréhendé par sa propre beauté et non comme une description sociologique (qui imposerait une distance). Ghost Song sera l’hymne mythique d’un peuple de naufragé.e.s luttant face à l’anéantissement comme cette dernière séquence où la caméra s’éteint, balayée par le vent et l’eau.

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le 27 avr. 2022

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Contrechamp

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