Godzilla
7.2
Godzilla

Film de Ishirô Honda (1954)

« But right now, it's nothing but a weapon of mass destruction. » DR. DAISUKE SERIZAWA

Pour le compte de la Toho, le producteur Tomoyuki Tanaka s'apprête à produire en 1954 un film à gros budget dont le tournage doit se dérouler en Indonésie. Cependant, les deux comédiens principaux se voient refuser leur visa par le gouvernement indonésien, leur empêchant de se rendre sur place. Le film est donc purement et simplement annulé. Tomoyuki Tanaka cherche alors une idée de remplacement.

Tomoyuki Tanaka pense alors à un croisement entre le King Kong de 1933 et la hantise de l'énergie atomique ! Les deux sujets sont en vogue durant les années 50. Les radiations nucléaires ont déjà largement servi dans de nombreuses série B sans compter que le Japon porte encore les stigmates des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. De son côté, King Kong a fait l'objet d'une ressortie triomphale aux États-Unis en 1952. Un succès qui a déjà suscité quelques films à l'instar du The Beast from 20.000 Fathoms en 1953 du français Eugene Lourié où un dinosaure, tiré de son sommeil par des essais nucléaires, gagne New York avant d’être abattu par les militaires.

L’auteur de science-fiction, Shigeru Kayama, commandité pour écrire l'histoire du film, va s'inspirer de celui de Eugène Lourié. Durant la pré-production, il est décidé que la créature sera une sorte de tyrannosaure assez approximatif le rapprochant, une nouvelle fois du The Beast from 20.000 Fathoms de Eugène Lourié. L'idée de la production est donc de faire un film de monstres géants à l'Américaine se déroulant au Japon.

Le réalisateur Ishiro Honda et le scénariste Takeo Murata vont revoir la copie de Shigeru Kayama, en grande partie pour humaniser les personnages. Par exemple, ils vont ajouter une intrigue amoureuse là où l'histoire originale se montrait bien plus aride. La créature, quant à elle, va devenir un croisement entre un gorille et une baleine en référence à sa taille, sa force et ses origines aquatiques malgré son apparence toujours préhistorique. Le nom Gojira est une combinaison des mots gorira (gorille) et kujira (baleine).

Gojira arrive donc dans les salles nippones en 1954, très peu de temps après les catastrophes nucléaires. En France, Gojira arrivera trois ans plus tard, en 1957.

Beaucoup l'ont déjà dit, la créature gigantesque est une représentation bien vivace de la bombe atomique. Mais, en réalité, le film se montre beaucoup plus malin en développant ce thème. A peine dix ans après Hiroshima et Nagasaki, les États-Unis et l'Union Soviétique sont en pleine guerre froide, chacun expérimentant de nouvelles bombes dont la puissance est cent fois plus importante que celles larguées sur les villes japonaises. Les Américains réalisent ainsi des tests à ciel ouvert dans le Pacifique. En 1952, les retombées de la première bombe H va avoir des répercussions sur un bateau de pêche japonais. Les marins décéderont des radiations dans les années qui suivront. La peur du nucléaire est donc plus que vivace en 1954 !

Mais contrairement au film de Eugène Lourié, celui de Ishiro Honda ne se contente pas de placer à l'écran une créature mutante et radioactive. L'intrigue du film développe ainsi clairement une critique des tests nucléaires ou encore de l'escalade des armes de destruction massive. Si la créature est le fruit de la folie des hommes, l'arme qui va le terrasser est une porte ouverte vers un avenir encore plus sombre ! Ce dilemme hante un scientifique déjà touché par les horreurs de la guerre, le Docteur Serizawa. Ses expérimentations lui ont permis de mettre au point un procédé terrifiant ! A l'évidence, ce personnage est une version torturée et solitaire de Oppenheimer, l'architecte de la bombe atomique américaine.

Alors que la créature sème la désolation sur son passage, les personnages sont donc tourmentés par des questions morales. C'est aussi le cas d'une jeune femme tiraillée entre les conventions sociales et son amour pour un marin. Celle-ci, promise en mariage au Docteur Serizawa se trouve, elle aussi, face à un choix difficile : trahir un ami d'enfance ou taire la vérité. Toutes ses intrigues et thématiques viennent se greffer à merveille sur le déroulement plus linéaire d'un film de Kaiju eiga ! Le film fait ainsi références de façon anonyme aux véritables pêcheurs irradiés par le test d'une bombe atomique ou expose le résultat catastrophique d'une attaque nucléaire, le tout traité de manière quasi documentaire par Ishiro Honda (qui apparaît dans son film en jouant l’homme qui actionne le levier quand l’armée veut électrocuter Gojira).

La créature est incarnée par un acteur en costume, ce qui permet de rendre plus vivant et dynamique Gojira. En revanche, le gain en fluidité de mouvement, on le perd en précision sculpturale du costume, qui il faut l’avouer n’est pas très seyant. C’est Eiji Tsuburaya qui s’occupe des effets spéciaux, et notamment du costume, il est le pionnier du daikaiju (un cascadeur portant un costume qui interagit avec des décors miniatures).

Techniquement, les incrustations, les maquettes, les plans réels de mouvements de foule, forment un tout impressionnant qui se regarde avec plaisir, sans oublier l’apothéose de Tokyo en feu. Le soin apporté aux décors et aux jeux de lumière contribue faire de l’attaque de Gojira une véritable réussite technique pour l’époque qui impressionna les spectateurs. Mentionnons la musique de Akira Ifukube qui a écrit un thème reconnaissable tout de suite, iconique, et c’est aussi lui qui a trouvé le rugissement du monstre.

Malgré les avancées techniques, la mise en scène du gigantisme de la bête a rarement été plus poétique que dans la mouture de 1954 ; pensons aux images des fonds marins, où les deux scientifiques traquent le monstre armés de la bombe anti-oxygène ; pensons à cette image marquante de Gojira dont on voit le profil dans un magnifique contre-jour provenant de la ville enflammée. Ces pures images de l’enfer forment une grande allégorie sur la chute de l’Homme dans une sauvagerie sans nom, rendue absurde par la puissance incalculable des armements mis en cause et la miniaturisation de ceux-ci.

Le leitmotiv de ce Kaiju eiga s’avère au final aussi lyrique qu’il est engagé et se résume par une fascination pour la disproportion (des monstres et des villes, des armes et des explosions, des actions et des conséquences). Une disproportion terrifiante et symptomatique, après tout, de toute l’histoire contemporaine.

Les séquences après la première attaque de Gojira, montrant un Tokyo ravagé, sous les cendres et les tonnes de béton sont saisissantes tant elles rappellent les rares photographies de la ville d’Hiroshima après le largage de la bombe atomique. Même constat pour ces images où l’on découvre les rescapés entassés à même le sol des hôpitaux, et les médecins qui passent chaque enfant irradié au détecteur de radioactivité.

Si la puissance évocatrice du film nous parle encore aujourd’hui, imaginez ce que cela a pu représenter pour le public nippon en 1954. Une seule décennie après le drame, c’est un film qui tend un miroir évident sur ce qui constitue un trauma national, le ravive même, en fait un moteur dramatique, et ce, non pas dans le but de faire un succès public ou un divertissement de foule, non : ce Gojira est un film historique parce qu’il a su laisser une trace d’une des plus grandes catastrophes causées par l’homme aux hommes, tout en ayant aidé autant le public japonais à faire son deuil et panser ses plaies, et en invitant le monde à ne jamais oublier.

StevenBen
8
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le 2 avr. 2024

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Steven Benard

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