Bien plus qu’un simple classique de la littérature russe, Guerre et Paix de Tolstoï est avant tout un symbole : d’une “Russie éternelle”, d’une culture, d’un patriotisme, d’une “âme russe” résistante aux affres du temps et aux pires envahisseurs.

Un symbole devenu enjeu politique en pleine guerre froide, lorsqu’une coproduction italo-américaine eut le toupet d’en faire une adaptation cinématographique en 1956 (avec King Vidor aux manettes, et le duo Audrey Hepburn/Henry Fonda en vedette). Un affront que Sergueï Bondartchouk se chargea d’effacer, dix ans après, avec sa version impériale de près de 7 heures, toute en démesure, avec une musique tchaïkovskienne et la lumière divine d’Anatoli Petritski, une armée de figurants et des moyens quasi illimité, grâce à l’appui du pouvoir soviétique. Loin d’être un simple film de propagande (on pourrait s’étonner de l’intérêt du régime communiste pour le récit de la Russie tsariste du XIXe), cette adaptation brille par sa réappropriation du symbole qu’est Guerre et Paix : le langage cinématographique s’employant à exprimer à l’écran “l’âme russe”, cette symbiose idéale reliant l’individu à son histoire, sa culture et à sa terre.

Une terre, d’ailleurs, que l’on exalte en ouverture des trois premières parties, en plongée vertigineuse ou en travelling rapide, avant de tisser le lien qui existe avec l’individu qui la peuple. Ce n’est pas à une simple mise en contexte que l’on assiste, mais bien à une réunion entre l’homme et sa terre, la nature de l’individu et celle de son environnement. Entre panthéisme et métaphysique, Sergueï Bondartchouk place l’individu dans un ensemble, dans un univers dans lequel il fait entièrement corps : l’Homme et sa terre ne font qu’un, c’est “l’esprit russe” qui les anime.

Un “esprit russe” que l’on va montrer combatif dans des scènes de bataille dont la démesure sera travaillée. La bataille d’Austerlitz, relativement brève à l’écran, devient impressionnante par la chorégraphie des plans séquences, des cadrages aux effets suggestifs, ou encore un montage établissant une gradation des échelles de plan. Il en sera de même pour celle de Borodino, même si cette fois l’alternance de plan séquence et de vue rapprochée permet de saisir l’horreur guerrière d’un point de vue personnel. Une démesure que Bondartchouk traduit en usant de nombreux effets de style (surimpressions, travellings accélérées, ralentis...), au risque de surligner un peu trop son propos (comme la mort du jeune Pétia).

La dimension “collective” du pays est astucieusement entretenue par Bondartchouk , dont la mise en scène s’efforce de mettre en parallèle le soldat sur le front boueux avec l’élite abritée par les dorures du pouvoir. Qu'ils le veuillent ou non, leurs destins sont liés car ils sont des composants essentiels de cet ensemble qui se nomme la Russie. Ainsi, même s’ils sont éloignés géographiquement, ils vont se réunir à l’écran lorsque la guerre et le bal vont en quelque sorte se télescoper en surimpression : les nobles rencontrant les soldats, le combat devenant valse et inversement… Bondartchouk filme l'aristocratie et le peuple de la même manière, à de nombreuses reprises, afin de suggérer une correspondance dans l’esprit du spectateur. On verra ainsi, par exemple, la mise en scène du bal de la seconde partie être reproduite sur le champ de bataille, avec les mêmes gestes, la même chorégraphie, mais avec des soldats à la place des nantis.

Une mise en parallèle, bien sûr, au regard ironique patent, Bondartchouk moquant les mœurs d'une société déconnectée, dansant ou se provoquant en duel, pendant que d'autres risquent leur vie sur le front pour défendre la nation. L’utilité de cette classe sociale est questionnée par le cinéaste, à travers la réappropriant des codes viscontiens : c’est la fin d’un monde décadent qui apparaît, et l’émergence d’un autre bâtit sur un “esprit russe” réveillé par les guerres napoléoniennes. Un éveil, une prise de conscience, que Guerre et Paix expose par le cheminement de ses trois principaux protagonistes : Natacha Rostov (Lioudmila Savelieva), Pierre Bezoukhov (Sergueï Bondartchouk) et le prince André Bolkonski (Viatcheslav Tikhonov).

La mise en scène se fait alors joliment introspective, dessinant les états d’âme des deux personnages masculins par un usage marqué du clair-obscur ou des chromatiques : c’est l’esthétique du film qui devient ainsi le reflet de leurs réflexions ou leurs affects. Mais l’attention se porte principalement sur Natacha Rostov : plus jeune que les autres, sa mutation intérieure va symboliser l’émergence de cette “conscience russe” favorisée par la grande histoire. Adolescente et candide au début du récit, elle se heurte rapidement à la réalité de ce monde décati et façonne son esprit. La complexité de ses sentiments est d’ailleurs finement suggérée lors du premier bal, avec ce sentiment d’isolement suggéré par ce cadre dont les lignes verticales sont autant de frontières à franchir, tandis que sa fascination naïve s’exprimera à travers des effets plus simples (courte focale, jeu de lumière) lors de la danse avec le prince Bolkonski. Le recours au split-screen permettra par la suite de suggérer la maturation de ses sentiments en la connectant à la réalité historique. La conscience s’éveille, le cheminement intellectuel se précise, en adéquation avec le sens de l’histoire.

Finalement, “l’esprit russe” tant recherché permet à Guerre et Paix d’être moins un film soviétique qu’un film russe, synthétisant d’une certaine façon la culture russe (littérature, musique, architecture...). Mais en associant aussi finement l’historique au philosophique, le général à l’intimiste, il se drape d’une universalité qui fait la force des grandes œuvres humanistes.

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le 11 déc. 2023

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Procol Harum

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