Si vous avez la cinquantaine, si vous êtes en état de conjugalité avancée (option mariage, concubinage ou adultère), si vous habitez un quartier chic de New York, si vous êtes abonné au Metropolitan Museum of Art et à la scène off-Broadway, si vous êtes libéral (de gauche) et que les adresses branchées de City Magazine vous interpellent, alors vous êtes le spectateur idéal d’Hannah et ses Sœurs. Rassurez-vous : dans le cas où vous ne cocheriez aucune de ces cases, vous l’aimerez tout autant. Pendant plus de quinze ans, au cours de la période éminemment fructueuse qui relie, disons, Annie Hall à Meurtre Mystérieux à Manhattan, le célèbre binoclard a œuvré à saut de piédestal, délivrant ses nouvelles de petite planète, ses œufs d’œpyornis tombés de l’espace, comme autant de manifestations d’une spontanéité artistique déchaînée. Il n’y avait qu’à s’asseoir et ouvrir le cadeau-surprise que, chaque année, il venait offrir au spectateur comblé. Comme une nécessité, il changeait obstinément d’horizon pour stimuler avec témérité son talent, varier librement ses registres et approfondir davantage ses thèmes de prédilection. Après l’hommage à Bergman (Intérieurs), le coup de chapeau à Fellini (Stardust Memories), la fantaisie renoirienne (Comédie érotique d’une Nuit d’été), l’exercice de style hawksien (Broadway Danny Rose), le clin d’œil à Lubitsch (La Rose Pourpre du Caire) et un objet filmique toujours non identifié (Zelig), le voici qui revient à la chronique intimiste. Son quatorzième long-métrage est érigé sur un réseau complexe d'émotions et de pensées frisant le drame, mais que l’auteur qualifie de comédie de caractères de style whimsical. Nouveau chapitre tranquille d’un journal intime dont il exprime les affres comme si elles traduisaient l’angoisse existentielle la plus urgente du monde, cette appréhension qu’il ne peut supporter qu’en la prenant au tragique mais surtout pas au sérieux. Tant mieux, car ses problèmes d’analysé mal transféré lui feront toute la vie.


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C'est l’histoire de trois sœurs complices, liées par une affection et une solidarité quasi animales qui n'empêchent pas heurts, blessures et coups de patte. Leurs parents furent comédiens de série B, tendance alcoolo-cabot. Elles ont voulu suivre cette voie mais seule Hannah, actrice de théâtre cérébrale (elle vient d’interpréter la Nora d’Ibsen), y est parvenue. Sérieuse et solide, bonne épouse et bonne maîtresse de maison, elle suscite l’admiration de tous ses proches — une amertume et une frustration sourdes, également, devant tant de perfection. Elle a constamment raison, le sait et (circonstance énervante) ne le fait jamais remarquer. Holly, célibataire névrosée et cocaïnomane, est toujours sur la brèche pour décrocher le rôle de sa vie. En attendant elle vit de ses talents culinaires : avec son amie April, elles sont devenues les "traiteurs Stanislavski" (sic). Elliot, le mari d'Hannah, est tombé fou amoureux de la cadette Lee, séduisante, libre et convoitée, qui de son côté est fatiguée de son amant Frederick, peintre suffisant et misanthrope. Mickey, le premier mari d'Hannah, pâle et hâve, exerce le métier de producteur de shows télévisés. C’est un inadapté sentimental, un cœur à l’abandon, un hypocondriaque chronique au regard de lémurien traqué par ses propres terreurs. Il devient la proie de médecins trop bien intentionnés qui lui font subir, presque à sa masochiste demande, des examens toujours plus extravagants. Toute cette bohème créative est constituée de gens comme les autres, sauf que le mal-être des saltimbanques est plus palpable, plus éloquent que celui des géomètres. Leurs relations sont explorées en finesse et profondeur dans le laps de temps qui sépare trois dîners de Thanksgiving (un par an, un par sœur). Les fils se croisent et s'entrecroisent avant que chacun trouve ou retrouve sa place, la vraie, la bonne. Car Hannah et ses Sœurs est une œuvre optimiste, heureuse, lucidement sereine, qui ajoute au bonheur de l’expression la plénitude de l’inspiration.


La galerie de portraits est disposée selon un jeu d’humeurs, de hasards et de contre-mesures qui échappe volontairement à toute focalisation poussée. On peut croire longtemps que Woody-in-the-flesh n'apparaîtra pas une seule fois (il avait à l'origine comploté pour n'intervenir que dans le dernier tiers du récit). Le voici enfin qui se pointe dans une paranoïa fébrile cachant un équilibre foncier, un au-delà des mots qui le rend finalement invulnérable. Les plaisanteries ne fusent pas selon la sacro-sainte minuterie mais l’écriture scénaristique les remplace, et pourtant le film, où la peur du néant et de l'absurde empoigne souvent dans son étau puissant, cajole des moments de folle drôlerie, parfois interrompue tout net pour fuir la complaisance. Il démêle l'écheveau d'existences inextricablement brouillées, dont les flashbacks et apartés, les lieux multiples et la fragmentation par têtes de chapitre enjouées entraînent une linéarité qui impose une narration impersonnelle, à tout le moins décentrée. Non seulement la voix off démarre sur celle peu familière d'Elliot, mais encore elle fourvoie sur le protagoniste principal pour s'épanouir imprévisiblement avec un comparse s'imposant par effraction, ce rapt s'étant opéré au tournage puisque l’irrésistible personnage de Mickey dispose des complaisances de l'auteur-interprète. Alors qu’on ne cesse de le cataloguer dans l’humour juif, Allen se dépeint en héros sans préjugé acquis, athée par excès de réflexion, qui envisage (sous-titre : Le Grand Saut) le catholicisme ou le bouddhisme, et qui se cherche une religion de substitut ou une maladie au choix ("Docteur, quelles sont les possibilités ?") comme une ménagère fait son shopping, posant ses conditions, réclamant des garanties, se surchargeant de documentation inutile et achetant pêle-mêle des chromos et des crucifix, du Wonder Bread et de la mayonnaise (cette image fonctionne comme un one-liner muet, un aphorisme visuel), ceci au risque de faire flipper sa mère possessive qui se cloître dans les WC et son père qui refuse obstinément de s'inquiéter de l'inévitable fin de toutes choses.


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Au cœur d’un système bien connu et balisé, les variations de casting virent aux changements de perspective, sans ne satisfaire pour autant que des cousinages subtils ou des envies de renouvellement. Ainsi Max von Sydow le bergmanien, s'il interprète un barbon austère à la Gunnar Björnstrand, est utilisé à contre-emploi comme un sentencieux aux rages accumulées, dont la violence passionnelle fait basculer une scène de jalousie vers Strindberg — ou Arthur Miller. Maureen O' Sullivan est bien sûr la mère de Mia Farrow, mais le cinéaste confronte sa vieillesse fictivement avachie aux radieuses photos tirées des archives de la MGM. Tout est en place pour une comédie humaine et intime de clan, or le mélange des genres, le report des emplois, la construction perverse (les intertitres servant parfois de commentaires comme dans un roman d'Hugo ou de Dumas) rendent l’œuvre éminemment topique et même démystificatrice. Ne serait-ce que par l'intrusion constante d'éléments distanciateurs : freudiens bien sûr (tout le monde possède son analyste), culturels (Woody les brocarde à son habitude en un terrible familier), mais aussi pharmaceutiques (on croule sous le recours unanime aux pilules : antihistaminiques, calmants, sédatifs, régulateurs, chacun brandit les siens). Mais surtout par le regard sans faille qu’Allen jette sur les décors. Chaque intérieur est scruté et caractérisé de façon très précise, comme l'atelier de peinture de Frederick, drapé de cellophanes, livres rangés comme au carré, aucune toile visible. Chaque extérieur aussi, fixé dans les couleurs mates, chaudes et régalantes de Carlo Di Palma : les rues traversées de nuit et sous la pluie, les vieilles façades en briques rouges, les vitrines éclairées de la 35ème Avenue déserte, un Central Park aux frondaisons doucereuses et magrittiennes, le Chrysler Building dans sa gloire arrogante, saisi comme un harmonica ou une gaufrière. Manhattan l’avait prouvé : nul ne filme cette ville comme lui, qui réinvente un New York romantisé, subjectif, auto-construit, sans crasse ni ghettos, tel un castor mélancolique se rebâtissant sans cesse sur ses ruines — un endroit où toutes les contradictions du monde doivent finalement se résoudre (Hare Krishna peut danser sur les pelouses).


De même la fiction se fonde sur trois sœurs (mais Tchekhov est pris cette fois à tire-d'aile) dont deux occupent le foyer de l'action afin que la dernière, marginale et désorientée, vilain petit canard à la personnalité ingrate, devienne la triomphatrice de l'aventure à mesure qu'elle se révèle à elle-même. Le charme infini délivré par ce tableau polyphonique, que le réalisateur a surnommé sa living-room picture (il a été tourné dans l’appartement même de Mia Farrow), tient aussi à la reconnaissance d’une série de situations caractéristiques de l’anthologie allenienne. On s’allonge sur le divan, on fait part de ses hésitations torturées, on rit en famille et on s’interroge sur la destinée incertaine de la frangine instable qui se frusque comme Annie Hall de bric et de broc, en costume marin, avec bérets écossais, nœuds dans les cheveux et sarraus informes. Organisant une avalanche de jeux poignants et hilarants avec l’amour, le désir, le hasard, les souvenirs, la paternité, l’impudeur des vieilles gens, le pouvoir érotique de la poésie, l’auteur s’adresse au cœur autant qu’à l’intelligence. Il est servi par une troupe de comédiens merveilleux qui brillent de toutes leurs individualités sans que personne ne ramène jamais la couverture à lui. Aucune séquence ne conserve jusqu'au bout son climat annoncé, seule compte la surprise. Ainsi de la scène capricante où Mickey, apprenant par un scanner redouté qu'il n'est frappé ni de tumeur ni de cancer, sort comme une bombe du Mont Sinai Hospital et danse dans les rues à la manière de Chaplin. Un travelling lyrique le suit dans ses gambades, puis soudain il se fige, traversé par un doute métaphysique incontrôlé. On se sent abonné à cet homme, complice de notre existence, compagnon de voyage définitif : il fait des films vadémécums, des films de chevet qui suivent partout. La vie n'est pas toujours bien faite, mais il faut l’aimer comme un fou pour avoir l’idée folle d’y renoncer quand on découvre qu’elle n’est pas éternelle. Comme dit Mickey-Woody, comment pourrions-nous expliquer cette contradiction, nous qui ne savons même pas nous servir d'un ouvre-boîte ?


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Thaddeus
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le 5 mars 2023

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