Happy Hour
7.7
Happy Hour

Film de Ryusuke Hamaguchi (2015)

La chronique familiale douce-amère, genre typiquement japonais s’il en est, n’offre généralement guère de place aux surprises ou aux incertitudes : de Yasujirō Ozu à Hirokazu Kore-eda, c’est tout une tradition cinématographique qui se perpétue inexorablement, avec ses codes et ses figures récurrentes, sa poésie du quotidien et ses drames à bas bruit. Une routine que Senses (ou Happy Hour dans sa version intégrale), de Ryusuke Hamaguchi, perturbe quelque peu en offrant un semblant de renouveau auprès du spectateur.


On n’oublie, en effet, les mises en scène d’orfèvrerie, pointilleuses et rigoureuses, pour épouser un esthétisme qui serait celui de la captation, de la prise sur le vif : la lumière est crue, le son d’ambiance surnage, l’image est parfois tremblotante... le télescopage avec le monde du documentaire désarçonne un premier temps, avant de produire ses effets subtils et d’éveiller nos sens, notre prise de conscience. Car une fois débarrassé de ses stéréotypies et de ses afféteries, le film nous invite à porter notre attention sur tout ce qui reste : les conversations, les paroles, les mots, et, derrière eux, les êtres qui s’y cachent.


Tout part, en effet, d’une simple observation. Après le tsunami du 11 mars 2011, alors qu’il décide d’aller à la rencontre des victimes, Ryusuke Hamaguchi remarque que la parole se libère dès que l’on parvient à offrir une oreille attentive. Une “impudeur” qui étonne d’autant plus les Japonais n’ont pas pour habitude de communiquer sur leur ressenti émotionnel. C’est le concept primordial du « honne » et du « tatemae » : il y a les vrais sentiments que l’on garde pour soi (et pour les proches) et les opinions que l’on exprime en public. Une situation qui peut causer souffrances et frustrations, comme les héroïnes en font la cruelle expérience. Senses, ainsi, de par son format inhabituel, facilite l’épanchement, l’abandon, l’expansion, et finalement l’affirmation de l’être.


Si la parole est au centre de toutes les attentions, les échanges ne doivent pas être stéréotypés sous peine de devenir rapidement contre-productifs. C’est pourquoi, plutôt que de les faire rebondir à travers un jeu de champs-contrechamps, les mots se délivrent par flux et laissent bien souvent l’interlocuteur pantois. L'aphonie qui en découle est avant tout celle de la bienséance, cette chose définitivement inutile dès que l’on veut parler “vrai” ou exprimer son ressenti.


C'est ainsi que patiemment le récit va aller à l’assaut des conventions, érodant ses parois lisses et ses paroles creuses par un flux porteur de vérité ou de sens. La remarquable séquence mettant aux prises Akari et la jeune infirmière nous le signifie très bien : tandis qu’Akari lui livre le fond de sa pensée, la novice n’est jamais elle-même, préférant cacher son ressenti derrière des formules de politesse toutes trouvées. Si la digue n’a pas encore cédé, la multiplication des mots d’excuse révèle bien la présence d’une brèche. L'épanchement peut alors se poursuivre.


Mais c’est bien sûr lors des scènes de groupe que l’altération des conventions se fait la plus prégnante à l’écran. Lorsque la jeune écrivaine se lance dans une lecture où chaque mot fait sens, le remous qu’elle provoque dans l’assemblée vient ébranler le cadre conventionnel : de passifs les spectateurs deviennent actifs, interagissant avec le texte, vivant leurs émotions. De la même manière, la rencontre entre l'écrivaine et Kohei, le mari tenace de Jun, qui lui refuse le divorce, témoigne une nouvelle fois du pouvoir libérateur de la parole : Kohei laisse libre cours à ses émotions, parle vrai, et fait exploser l’image que l’on avait jusqu’alors de lui.


Dans ce dispositif de mise en scène favorisant une parole abondante, au point parfois de devenir un flux inaltérable, Hamagachi filme ses personnages dans une sorte d'immobilité contrite. Plans fixes, scènes figées, corps comme pris dans l'étau de leur propre parole. Pourtant, progressivement, le tactile envahit l’écran et les corps chantent leur propre vérité. Comme lors de cet atelier, durant le premier épisode, où le contact peau à peau éveille les sens et les consciences des différents participants. Et lorsque les mots deviennent galvaudés, vidés de tout sens à force d’être répétés, c’est bien le corps qui se charge d’exprimer les non-dits et les troubles intérieurs que la morale cadenasse : on tombe alors de haut tout le temps, de ses exigences ou de ses certitudes, dans l’escalier ou sur le trottoir, écrasé par la douleur ou accablé par le chagrin.


Si les motifs d’insatisfaction existent, que ce soit concernant les longueurs du récit, le séquençage qui se fait au détriment du rythme ou encore les passages conventionnels que la mise en scène n’évite pas, Senses gagne notre adhésion par sa capacité à nous faire voir l’invisible : c’est la tectonique des sentiments que l’on ressent, ce sont les modulations issues du fort intérieur qui affleurent à la surface. Pour les amplifier et nous les transmettre, Ryusuke Hamaguchi, à l’instar de Kiyoshi Kurosawa, utilise la figure du fantôme pour évoquer les tourments de l’âme. C'est pour cela qu’il fait disparaître Jun tout en laissant sa présence hantée les lieux et les conversations, naviguant ainsi de scène en scène, de femme en femme, jusqu’à inoculer à ces dernières des envies d’émancipation. Fort subtilement, alors, Hamaguchi met au jour l’invisible phallocratie que la société nippone maquille de conventions et de traditions qu’il convient de respecter. Il met en lumière, surtout, le désir de ces femmes à être enfin elles-mêmes. À l’image de Jun qui parvient à s’émanciper, échappant aux discours des hommes et à leurs maux lénifiants.

Procol-Harum
8
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le 28 oct. 2021

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