Je suis sorti de salle il y a une heure à peine. Nous étions une petite trentaine de personnes dans la salle. Quand le générique est apparu sur l'écran, nous sommes tous restés assis dans un grand silence, sans nous lever même la lumière revenue. Pendant un court instant, j'ai cru que nous allions refuser de quitter la salle. Sur le chemin du retour, nous n'avons pas échangé un mot et pourtant nous avions des choses à dire, à nous dire et même à partager plus largement.

J'ai aimé Harka de Lotfi Nathan et j'en garderai certainement un souvenir marquant, brûlant même. Ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans une actualité intense.

Le film s'inspire d'un événement, remontant à 2011, qui est entré dans l'histoire de la Tunisie. Dans une bourgade perdue au milieu de nulle part, un jeune homme, Mohamed Bouazizi, marchand de quatre saisons, pris de désespoir s'est immolé après s'être aspergé d'essence. Très loin de la côte méditerranéenne où se succèdent les sites touristiques qui font de la Tunisie un des lieux les plus connus en Europe et une destination très prisée par les touristes avec ses belles plages, ses hôtels élégants et sa cuisine raffinée. Le farniente et l'insouciance, loin d'un quotidien sans perspective pour les hommes et les femmes qui vivent plus que modestement dans des villes et des campagnes délaissées par les pouvoirs publics.

Harka raconte la vie quotidienne d'Ali appelé à s'occuper de ses deux jeunes sœurs alors que lui-même tire le diable par la queue en revendant de l'essence de contrebande au coin de la rue, contraint au passage à verser une véritable dîme à quelques policiers corrompus pour y être toléré.

Ses économies accumulées, dinar après dinar, et dissimulées dans une anfractuosité d'un mur dans le bâtiment abandonné où il a trouvé abri, nourrissent l'espoir de pouvoir payer un jour un passeur pour embarquer sur un esquif improbable à destination de l'eldorado européen rêvé.

Le décès du père contraint Ali/Adam Bessa a subvenir désormais à l'entretien et à la protection de ses jeunes sœurs. Une dette contractée par le père rend la situation plus difficile encore et ne laisse à Ali que le choix de s'enfoncer davantage dans les activités de contrebande d'essence avec la Libye.

Lotfi Nathan filme avec une infinie délicatesse le désarroi d'Ali et le désespoir qui le gagne peu à peu jusqu'à renoncer à son rêve d'exil. Avec la même délicatesse, il filme les deux jeunes filles qui regardent en silence la douleur de leur frère. Ali ne partira pas et donnera le pécule patiemment constitué à ses sœurs pour qu'elles partent et aillent rejoindre un autre frère qui a trouvé un emploi dans le tourisme à Hammamet.

C'est avec une grande pudeur et par petites bribes très précises que Lofti Nathan montre la pauvreté matérielle et la détresse morale d'une population qui vit en marge de tout. Il montre par petites touches comment la pauvreté extrême et l'absence de perspectives conduisent au désespoir, parfois à la résignation et souvent à l'indifférence totale aux autres. Lotfi a su montrer au cinéma l'espérance, le désespoir, la résignation et l'indifférence avec peu de mots, très peu de mots. Comme pour nous inviter à les trouver nous-mêmes, comme pour nous inviter à imaginer une autre issue à la vie d'Ali. A imaginer le jeune homme à bord du navire de SOS Méditerranée qui a erré sur la mer pendant presque deux semaines sans accueil. A imaginer le soulagement d'Ali quand les autorités françaises ont accepté l' accostage de l'Océan Viking à Toulon. A imaginer la terrible déception d'Ali quand les fonctionnaires qui étudient son cas lui diront qu'il ne relève pas du droit d'asile car la Tunisie n'est pas une terre menaçante pour sa vie.

Les hasards de la vie font que la sortie du film sur les écrans coïncident avec un événement de l' actualité, elle-même terriblement répétitive depuis des mois et même des années. Peut-être, est-ce tout cela que nous avions à l'esprit quand les lumières se sont rallumées dans la salle.

Freddy-Klein
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le 22 nov. 2022

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