Il aura donc fallu plus de 13 ans au réalisateur russe Alexeï Guerman pour tourner son adaptation du roman de science-fiction des frères Arcadi et Boris Strougatski. A sa mort, en février 2013, c'est finalement son fils Alexeï junior qui termine le montage du film, honorant ainsi la mémoire de son père et récompensant la patience de cinéphiles désespérant de voir Il est difficile d’être un dieu sortir un jour en salle.

L'aboutissement d'un projet initié en 1968, mais dont la production ne commence pas avant 1999, handicapée par un script provocant en prise directe avec son temps et gênant les autorités du pays.

Et le moins que l'on puisse dire, c'est que l'attente n'aura pas été vaine. Avec cet ahurissant film de science-fiction médiévale, Alexeï Guerman nous sert une uchronie sordide montrant un monde obscurantiste où la mort est omniprésente. Une sorte d'enfer féodale, déclinaison barbare et crasseuse de la russie stalinienne, dans les profondeurs duquel se débat une société dégénérée. Immergés dans ce chaos, nous suivons le parcours de Don Roumata (l'excellent Leonid Yarmolnik), un savant terrien parfaitement intégré dans cet univers, essayant tant bien que mal d'éclairer les habitants de la planète Arkarnar.

Toujours positionnée au plus près des personnages, à hauteur d'homme, la caméra de Guerman nous place au cœur de chaque scène. Témoins directes de la décadence d'un peuple, nous sommes, tout comme les scientifiques terriens, en immersion totale. La réalisateur semble ainsi mettre un point d'honneur à nous faire ressentir viscéralement l’environnement poisseux d'Arkanar, à nous positionner comme des observateurs et non comme des spectateurs. A plusieurs reprises tout au long du métrage, les regards caméra de différents personnages ne feront que renforcer cette impression de vue subjective.

Les autres facteurs intensifiant encore cette immersion sont d'une part la cohérence implacable de la direction artistique et d'autre part la minutie incroyable avec laquelle Guerman construit son univers. Optant très intelligemment pour une approche caméra portée gommant l'aspect factice et figé de la reconstitution historique, le réalisateur compose ainsi des images riches chargées de détails. Jouant sur les textures et les matières, il met en place une esthétique de la surcharge, du foisonnement et compose méticuleusement un monde au réalisme incontestable. Il est grandement aidé dans cette tache par de sublimes décors, costumes et accessoires à la fois familiers et fondamentalement anachroniques.

Il est difficile d’être un dieu est un grand film. Un voyage sensoriel étouffant, demandant à être vu plusieurs fois pour en absorber tous les détails. Bien entendu, il demeure un objet hermétique de par son coté chaotique, sa volonté assumée de montrer plus que de raconter, et rebutera sans nul doute les spectateurs venus chercher une histoire traditionnelle. Mais c'est avant tout une oeuvre à la fois humble et extrêmement ambitieuse. Un film riche, fouillé, transpirant la passion et le soucis du détail dans chaque plan. Bref, une expérience de cinéma unique à ne rater sous aucun prétexte.
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le 13 sept. 2014

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Gilles Da Costa

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