La mise en scène de Sergio Leone est minutieuse (un euphémisme?), mécanique mais pas clinique, dynamique, voire brutale, passant du gros plan extrême, qu'il aura redéfinie, au plan d'ensemble épique en un clin d’œil, sans pour autant la frénésie de John Woo, ou, penchant négatif, le sur-découpage illisible à la Paul Greengrass (les Jason Bourne). En un mot, sa mise en scène est explosive: c'est bien celle d'un cinéaste ne croyant plus qu'en la dynamite («Quand j’étais jeune, je croyais en trois choses: le marxisme, le pouvoir rédempteur du cinéma et la dynamite. Maintenant je crois juste en la dynamite»), et qui en fera le sujet d'un de ses films, Il était une fois la révolution. C'est ainsi que Le Bon, la Brute et le Truand s'achevait en 1966 sur un duel lui-aussi bien explosif, car succédant à une explosion littérale, celle du pont, et étant en lui-même une implosion cinématographique, la tension de l'affrontement menant à un surcroît d'énergie hors-du-commun. Pourtant, deux ans plus tard, en 1968, Il était une fois dans l'Ouest prend une démarche a priori opposée: si le style est toujours d'une précision chirurgicale, son ambition est tout autre. En effet, pendant une longue introduction d'anthologie, le dynamisme cède à un certain marasme, celui d'un ouest désabusé, et un marasme qui s'accentue avec une dilatation extrême du temps, et d'une attente de plus en plus frustrante. Pourtant la mise en scène passe alors par le même outil: celui-ci a un nom, et c'est celui d'Ennio Morricone.


Certes, son utilisation varie et de même son ambition, mais elle reste toujours essentielle à l’œuvre de Leone. De manière générale la musique est bien un élément cinématographique essentiel, puisque flux de notes se rapprochant du flux d'images, comme théorisé par Edgar Morin. Simplement, chez le maître du western spaghetti, cela atteint des proportions prodigieuses. Individuellement, chaque plan est bien une dérivation du précédent et sa suite logique, le remplaçant, tout comme chaque note remplace la précédente tout en formant sa suite. Mais la fusion des deux donne lieu à une synthèse artistique rarement vue: chaque plan découle de la note de musique, chaque note de musique découle du plan, pour créer une dynamique commune. Cela n'est pas uniquement dû au talent de Leone ni uniquement au brio de Morricone, l'alchimie semble naître d'elle-même: la musique n'est pas tant alors une manière de surligner l'image, ni l'image une manière de rendre concret la musique, mais les deux forment bien un ensemble inséparable. Leone utilisait bien déjà sur le tournage d'Il était une fois dans l'Ouest sa musique pour aider les acteurs à trouver les émotions adéquates.

Si cette symbiose a lieu, c'est bien parce que musique et image sont en effet chez Leone et Morricone centrées sur les mêmes préoccupations: ayant tous deux vécus une enfance romaine commune, on pourrait bien spéculer sur le développement d'une même vision du monde. Quoi qu'il en soit, leurs univers étaient destinés à se rencontrer tant ils sont proches, pour ne pas dire inséparables, Leone ayant réalisé ses plus grands succès (quasiment l'intégralité de ses films il est vrai) avec Morricone, et Morricone ayant atteint son apogée chez Leone. Ce qui lie la mise en scène de Leone et la musique de Morricone, c'est bien avant-tout une contradiction motrice. De la même manière que les films de Leone s'amusent à dissoudre la grande Histoire, ici la conquête de l'Ouest et sa modernisation avec l'arrivée des chemins de fer, dans les petits récits de bandits et de truands, ici la vengeance de l'Harmonica, paradoxalement transformée en tragédie shakespearienne là où le chemin de fer reste toujours toile de fond, de la même manière ainsi que sa mise en scène mêle plans d'ensembles et gros plans extrêmes, la musique de Morricone est une musique tout autant épique, grandiose, notamment par ses chœurs qui auront marqués le western, qu'intimiste, comme le montre le thème principal même d'Il était une fois dans l'Ouest, accompagnant l'arrivée de Jill, Claudia Cardinale, en ville. Pour rester dans ce cas précis, la construction de la bande-originale du film s'appuie bien sur une structure antithétique de ce type: le riff de guitare électrique quasiment mécanique, ferroviaire, et grandiose cela va de soit, répond au minimalisme de l'harmonica, instrument bien plus mineur a priori, et imparfait, suivant un écoulement continu de variations de notes. Inévitablement, ce mélange découle en l'alchimie visuelle et musicale d'une mélancolie inhérente à l’œuvre: la fin de l'Ouest par l'arrivée de la «civilisation» représente une Histoire qui avance inévitablement et écrase ses protagonistes, comme la guitare électrique grave et dramatique semble écraser le solitaire harmonica. Un sentiment exacerbé par une enfance sous le fascisme? Encore une fois, difficile d'éviter cette coïncidence, mais il ne faut pas non plus extrapoler: Morricone et Leone se sont vite perdus de vue, et ce n'est que le cinéma qui les aura fait se retrouver.


Que la musique d'Ennio Morricone s'inscrive dans la mise en scène de Leone (et vice-versa bien évidemment) et qu'elle en reprenne les thématiques est une chose, mais surtout, elle s'intègre directement dans l’œuvre, dans sa diégèse. En effet, Morricone a toujours joué des bruitages et divers sons cinématographiques pour en faire des symphonies: les chœurs semblent parfois être ceux d'amérindiens, les sifflements de cow-boy et bruits de gâchettes deviennent harmonieux. Au début d'Il était une fois dans l'Ouest, le procédé est déjà en quelque sorte exalté: la musique cède totalement à une rythmique du banal, avec cliquetis de télégraphes, bourdonnements de mouches et grincements de pales. Plus tard, ça en devient même le cœur de la musique et ainsi du film: l'harmonica est autant un objet concret du film, attribut de son personnage, un symbole de vengeance, un personnage même, puisqu'on le nomme par son extension, et un instrument. La musique transforme alors bien l'intradiégétique en extradiégétique, et la figure de l'harmonica dépasse le cadre narratif pour rentrer dans l'indépendance artistique de l’œuvre: autrement dit, c'est la musique de Morricone qui guide bien la narration du film, comme leitmotiv, tout en l'élevant au rang d'œuvre d'art. Pourtant, sans le film, la musique n'est rien, puisque l'harmonica perdrait alors toute sa nature tragique. On retrouve ainsi encore une formule a priori antithétique de la composition de Morricone: elle s'intègre pleinement dans le cadre du film et en dépend tout en le transformant.

Nulle contradiction pour autant, mais simple preuve de la protéiformité d'Il était une fois dans l'Ouest: depuis Le Bon, la Brute et le Truand, le caractère purement épique d'une musique comme The Ectasy of Gold, promettant littéralement extase, a cédé à un caractère plus tragique, comme avec Man With a Harmonica, ou tout simplement plus mélancolique, tel avec le thème éponyme, mais il reste sa même belle puissance, qui en sa forme contient tout le fond. L'image n'est plus purement visuelle, elle est aussi pleinement sonore et musicale, sans pour autant perdre sa force visuelle, ni instrumentaliser musique et bruitages. Ainsi, il n'est peut-être pas nécessaire de verbaliser tout le propos du film, les images parlent d'elles-mêmes, la musique d'Ennio en évoque déjà assez en elle-même, et contient bien toute sa force: dans leur rapport réside toute la complexité de l''œuvre.


(Critique écrite dans le cadre de la ressortie du film à la Filmothèque du Quartier Latin: https://www.lafilmotheque.fr/articles/profession-reporter/)

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le 9 juil. 2022

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