Ce ne sont pas des images qui sont faites pour être regardées

Ce ne sont pas des images qui sont faites pour être regardées dit Pierre V, un pilote d’hélicoptère français, à travers la voix de l’actrice Nathalie Richard. La réalisatrice, Éléonore Weber, a peut-être interrogé ce militaire, elle lui a sans doute montré ces images qu’à notre tour nous regardons. Elle a retranscrit ses réactions, elle les a insérés dans son film et les a fait lire par une autre voix que la leurs, comme un argument de L’autorité, avec un grand L et aussi peut-être un grand A. Un témoignage censé éclairer ces images mais qui ne cesse en réalité de révéler leurs opacités. Ce ne sont pas des images qui sont faites pour être regardées, répète Pierre V. Car nous ne les verrons jamais comme lui les voit. Comme l’armée les voit. Elles ne sont pas faites pour être regardées, non pas à cause de la difficulté à les déchiffrer mais à cause de leur transparence et de l’évidente représentation de l’action des armées occidentales qu’elles offrent.

Ces images sont le fruit d’une technologie hybride : militarovisuelle. La caméra accrochée aux corps de l’hélicoptère se superpose à la vue du soldat pour lui permettre de mieux appréhender le champ de bataille. Lorsqu’il bouge la tête, l’appareil de prise de vue suit. Il substitue à son regard un monde qui s’accorde à la guerre. Dans celui-ci les pneus chauffés contre le sol éclairent comme des lampadaires. Les couleurs disparaissent, remplacées par le vert de la vision infrarouge. Les distances n’existent plus étant donné que le dispositif optique peut zoomer jusqu’à plusieurs kilomètres de distances. Le son lui aussi disparait, camouflé par le bruit des pales. C’est à partir de ce monde virtualisé que le pilote prend ces décisions. Il scrute l’environnement, à l’aide de ses yeux devenus écran, à la recherche de traces matérielles médiées qui permettraient de déterminer si une personne est sur le point de commettre un acte déviant. La définition de cette déviance est sculptée par l’appareil. Elle est contextuelle à la lecture, par l’opérateur, des lignes numériques projetées sur sa rétine. La chaine de causalité est supprimée par la technologie, seule reste une corrélation. Je vois et j’appuie sur le bouton et ils meurent. Ces images ne sont pas faites pour être regardées car la corrélation peut alors paraitre causals. Il voit et il appuie et ils meurent.

Cependant ces deux mondes : le techno-visuel de la guerre retransmis aux soldats, et la matière dont est issue la captation, ce qu’on appelle grossièrement le réel, ne sont (mal)heureusement pas indépendantes. Le premier détruit le deuxième et par là le transforme. De peur qu’ils soient confondus avec un ak47 les paysans Afghan ou Irakien, se mettent à cacher leurs râteaux lorsqu’ils entendent arriver les hélicoptères. Cela rend leurs comportements d’autant plus suspects, le travail de lecture d’autant plus complexe et les images encore moins visibles. Ils n’avaient rien à faire là de toutes façons précise Pierre V après avoir regardé le massacre de quatre personnes dans un champ en Afghanistan dont, ni lui, ni nous, n’avons pu identifier à partir de la vidéo s’ils représentaient une menace. Une horizontalité se crée. Après avoir traversé de nombreux milieu : le soldat, puis l’armée, puis la réalisatrice, puis Pierre V, puis la voix de l’actrice, les images nous arrivent et pourtant elles ne sont pas rendues plus visible, justifiable. Toujours la même opacité, toujours la même transparence. Car outil de mort certes les hélicoptères le sont mais ils sont aussi d’abord des outils de surveillance. On surveille, on juge, on jauge avant de déterminer si les protagonistes méritent la mort. Un tout est formé de la vie à la mort. Je te donne vie sur mon écran monde pour savoir si je peux te tuer.

Il n’y aura plus de nuit se fait la preuve de la façon dont les technologies vidéographiques définissent le réel dans des dimensions qui nous sont, au quotidien, invisibles. En réinscrivant ces images dans une œuvre cinématographique, au contour temporellement fini, la réalisatrice leur redonne une incarnation comme plans et comme reflet du monde. Elles ne sont plus ici l’outil militaire mais les preuves de ce qu’il se passe là-bas. Et bientôt ici. Car (mal)heureusement ce monde est le même partout. Nous ne sommes pas différents derrière notre écran. Le soldat en permission fier d’être rentré parmi les siens tourne en hélicoptère autour de ses enfants avec la même caméra qu’en Afghanistan. Avec le même viseur. Le cinéma devient ou redevient un outil de révélation qui redonne vie à des images mortes en les inscrivant dans un nouveau contexte et en les arrachant à celui de la guerre et de la technologie, de la technopornographie, de la cybernétique et des implants électronique. Elles redeviennent ce qu’elles sont. Des images qui peuvent et qui doivent être regardées.

Justunimage
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le 12 nov. 2023

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