Frédérick Wiseman aura fait plus de cinquante documentaires, déclinant au fil des années des sujets variés et dans les plus marquants, ceux de l'Amérique contemporaine. La majorité de ses travaux dépasse 3h pour bien dérouler son contenu, sans scénario préalable ni commentaire sinon par le montage lui-même, et nous laisse le champs libre à interprétation, prenant pour décor un lieu restreint pour en révéler la complexité des relations sociales dans une situation et une époque bien précises.
Wiseman est un documentariste institutionnel, s'imprégnant des lieux avant le tournage et laissant ses intervenants mener le film. Il déroule des photographies ancrées dans le réel, souvent radicales. Sans manichéisme ou parti-pris le documentariste se révèle plutôt humaniste mais mettra l'accent sur le manque d'humanité et la passivité face aux institutions.


Voir ses premiers documentaires est d'autant plus intéressant aujourd'hui que le rapport à notre société fait écho.
La qualité de l'image bien moyenne de Basic Training, Law and Order ou Titicut follies, ainsi que la courte durée qui réduit leur portée, n'empêche pas le fond d'être d'être à la hauteur des attentes dans l'éclairage d'une époque donnée. Les décors naturels contribuent également à saisir la géographie des lieux ou de la ville, et souvent la misère sociale. Chacun de ses trois documentaires vont révéler les failles des institutions face à leur devoir, que ce soit par démission ou freins à leurs activités. Pour Basic training c'est aussi la question de l'appartenance à un groupe ou à un pays qui viendra se heurter aux différences et rejoint In The Jackson Heights, tourné 35 ans plus tard, tout comme Titicut Foflies, sur le déni de l'individu pour peu qu'il soit en état de faiblesse, donnant à l'œuvre un aspect horrifique.
Le cinéma dit de vérité n'est pas à son premier coup d'essai aux Etats-unis en 1967, notamment par les retranscriptions en direct des combats politiques. Wiseman préfère filmer la vie de tous les jours. Ce premier documentaire sera censuré 24 ans aux Etats-Unis et Wiseman a trouvé sa voie.


Réalisé avant l'élection de Trump, In Jackson Heights quartier fortement démocrate marque déjà le fossé entre rêve américain et dure réalité, mais au ton plus léger, certainement du à son tournage en couleur. Rejoignant les thèmes de l'excellente série American crime, du racisme ordinaire aux discriminations, notamment sur l'exploitation des travailleurs étrangers, ce sera la lutte contre l'indifférence, celle à conserver leurs échoppes et contre la grande distribution, ou celle à conserver leur logements, les propriétaires poussant vers la sortie cette population qui fait tâche. Et les investisseurs trouvant dans ce quartier du Queens une alternative au quartier d'affaires de Manhattan de plus en plus cher, faisant rayonner le quartier d'une nouvelle identité. Supprimant ainsi tous les petits commerces vecteurs de lien social et poussant ses habitants dans les banlieues avoisinantes au risque de fractures pour cette communauté qui aura contribué à la richesse du quartier.


Mais ici le pouvoir représenté par Daniel Bromm,  démocrate investi du comté, est plutôt rafraîchissant. Particulièrement impliqué dans la reconnaissance des LGBT et pour le maintien de la mixité sociale, culturelle et religieuse, le personnage est dynamique et sympathique.
Multiculturel, le quartier abrite des immigrés de tous pays. Alors, comment s'adapter, comment concilier les traditions avec le mode de vie américain. Entre crise du travail et harcèlement policier, on fera le tour de tout un panel de personnages s'investissant pour leur quartier. Les mieux lotis discutant du bien-fondé de conserver un cimetière tout en faisant du tricot, pour les autres, ce sera la solitude et les crimes en toute impunité devant un commissariat. Mais c'est surtout l'envie de s'intégrer. Avoir la nationalité américaine ou devenir taxi par exemple donnera lieu à des cours décalés sur les ruses verbales à adopter pour réussir son passage.


Chaque plans et scènes prises sur le vif, rendent compte d'un microcosme bien vivant. On prends le temps de vivre, de danser, de se remémorer son histoire ou ses drames, de flâner ou de somnoler sur un banc. Ses scènes de vie particulièrement bien saisies nous offrent un panorama de façades colorées, de marchés fournis et de chanteurs des rues, la caméra de Wiseman, ouvrant ce monde grouillant par le haut, et le refermant sur lui-même par ses portraits, met en valeur ce quartier qui semble tout droit sorti d'un pays du Sud.


Cet ancien quartier Portoricain reste solidaire et ne semble fonctionner qu'avec ses multiples lieux de rencontres et de réunions où la parole est centrale. Parole redondante où les mots, les regards et parfois même quelques sourire contrits parfaitement saisis encore une fois, reflètent bien la difficulté à se faire entendre, mais parole tout autant libératrice que vectrice de solutions (?). Espérons.

limma
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le 2 mai 2020

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