Jackson Heights est un barrio bariolé et barjot. Un bout du Queens dont les habitants vivent leur part de l'expérience américaine contemporaine. C'est-à-dire qu'ils triment, enchaînés à un crédit hypothécaire ou au caprice d'un chefaillon. Ils sont ballottés d'incertitudes en périls, au gré des flux financiers, des politiques urbaines et de l'avidité des promoteurs immobiliers. Pour autant, ils ne désespèrent pas de faire de leur quartier un lieu vivable. Ils luttent même pour cela, en commençant par réclamer un peu de la liberté américaine proverbiale.


Voilà la réalité que filme Frederick Wiseman. Le résultat est passionnant, drôle et, par-dessus tout, vivifiant. Réalisateur délicat, Wiseman montre beaucoup sans imposer de grille d'interprétation rigide ou même de fil narratif. Son film est d'une simplicité formelle désarmante, puisqu'il s'agit pour l'essentiel d'une succession de plans longs. Or, ce dispositif permet mieux qu'aucun autre de déployer une grande toile, sur laquelle chaque New-Yorkais rencontré par Wiseman a pu peindre son carré. Chacun dispose du temps nécessaire pour s'exprimer, puisqu'il n'est pas contraint par le réalisateur à le faire dans un format quelconque. Personne n'est interviewé, la caméra capturant des moments de vie collective où l'on entend parfois une parole publique – le film comporte aussi plusieurs séquences muettes. Ainsi, chaque séquence nous invite à penser et à sentir comme un témoin privilégié, un cousin d'un habitant en visite dans le quartier. De sorte que l'on se trouve peu à peu plongé dans un état méditatif et empathique. Et parfois, l'on croit saisir quelque chose. Une habitante presque centenaire se plaint d'une solitude que sa fortune n'atténue pas. Les membres d'une société d'histoire locale s'interrogent sur le patrimoine d'un lieu où le passé prend à peine racine qu'il est déjà recouvert d'une nouvelle couche de passé. Une responsable syndicale appelle à solidarité intercommunautaire contre tous les exploiteurs. On repart avec une parcelle de la solitude, du temps ou de l'exploitation salariale dans la mégalopole américaine. On a vécu, pour un instant, à Jackson Heights.


La récurrence des séquences sur l'attachement au quartier et les craintes de le voir défiguré par la spéculation signale l'un des thèmes majeurs du film. Mais en espaçant ces séquences comme il l'a fait, Wiseman nous permet de cerner la menace de l'annexion de Jackson Heights au monde aseptisé de Manhattan à mesure que l'on se familiarise avec le quartier et que l'on s'attache à ses habitants. Un enjeu pour les habitants devient également, au moins le temps de la projection, un enjeu pour le spectateur. Un autre parti pris est de laisser la caméra voguer d'un lieu à l'autre. Pas de chapitrage artificiel, le réalisateur se sait assez maitre de son art pour ne pas craindre de perdre le spectateur dans ses pérégrinations. Ainsi, on ne passe jamais plus de quelques minutes d'affilée avec des retraitées juives, des chauffeurs de taxi originaires du sous-continent indien ou des membres de la communauté LGBT. Ce faisant, Wiseman n'escamote pas la structuration communautaire du quartier. Bien au contraire, il en donne toute la mesure. Mais il ne sépare pas les communautés par des frontières hermétiques. Les problèmes et les solutions, les peines et les joies ont assez d'espace pour circuler d'une communauté à l'autre, d'une unité du film à l'autre. On comprend que les échanges entre les communautés ne sont pas communs et reposent sur la bonne volonté de quelques-uns et la pérennité de maisons de quartier menacées par la métamorphose annoncée de Jackson Heights. Mais on saisit également les liens invisibles qui unissent les membres de cette multitude humaine.


D'autant plus que le rythme du film nous laisse le temps de procéder à une sorte de montage intérieur, personnel, fait d'associations d'idées. Ainsi, les images tournées dans le salon de toilettage canin offrent un contrepoint saisissant aux scènes d'abattage de volailles. Telle habitante est délaissée tandis qu'un autre est célébré par ses amis et le conseiller municipal du coin, dans un passage à la fois touchant et comique. Mais je crois que par-dessus tout, la longueur du film et sa structure m'ont permis, arrivé à un certain point, d'apercevoir cette sorte d'unité, cette logique sous-jacente qu'aucune trame n'aurait pu suivre. On voit se succéder tous ces habitants et les récits de leurs histoires, on comprend quelques bribes de leurs cultures et de leurs rites. Et si tout semble différent, tout se ressemble néanmoins. Le même genre de bloc au toit plat abrite l'épicerie du coin, le temple hindou, le centre communautaire juif. Leurs devantures arborent les mêmes panneaux. Leurs occupants parlent des centaines de langues, mais le même langage. Toutes ces particules de ville, fières de leur différence, s'assemblent en un tout étrangement cohérent. Le miracle urbain d'un brassage universel. C'est déjà l'impression que l'on avait en lisant les bandes dessinées de Will Eisner, ou les analyses du précurseur de la sociologie urbaine américaine, Robert E. Park. Le quartier ne forme pas une unité de temps ou de lieu, mais en un sens, une unité humaine, luttant pour sa survie.

Eurisko
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le 7 juin 2016

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