Dans l'embouchure d'une porte, à la charnière de deux appartements, dans l'entrecroisement d'un couloir, sur les marches d'un escalier, dans la cour d'un immeuble, la rencontre de Mme Chan et Chow, deux voisins dont les conjoints respectifs entretiennent une relation secrète, ne se réalise perpetuellement que dans le passage entre deux univers, entre deux réalités. Il y a la réalité amère, celle de Mme Suen qui joue inlassablement avec ses amies au Mah Jong, celle aussi de Ping qui ne pense qu'aux femmes et à l'argent. Et il y a la réalité imaginaire, celle d'un mari et d'une femme qui n'existent que dans l'absence, dans le lointain, dans l'évaporation de voix au téléphone qui s'entremêlent et qui s'évaporent. Dans l'entre-deux de ces réalités décevantes ou éphémères, il y a la consommation insatiable, frustrée, et impossible du temps/désir. Le temps chez Wong Kar-Waï se travestit dans le désir. Qu'il se consume à travers la cigarette qui se fume puis se rallume et se refume dans un amas de fumée flouant la perception de l'espace réel pour laisser place à un surréel désincarné, qu'il marque l'errance des fantômes pour lesquels la consommation et l'ancrage de l'amour est vain, est néant, est refusé, à travers la musique de Umebayashi et de Nat King Cole, ou encore qu'il sépare dans l'histoire d'une époque, d'une ville, et d'une vie, deux amants immortels, le temps s'inscrit dans une profonde contradiction : il n'a de cesse que de se soumettre à l'amour de deux êtres perdus dans les limbes pluvieuses de la limite du désir, et il orchestre simultanément la répétition cyclique et fatale d'une rencontre amoureuse fictive, romancée, mais trahie par le retour constant du réel. Car Tony Leung et Maggie Cheung donnent somptueusement corps à deux acteurs qui fondent leur révolte et leur identité commune sur leur capacité à eux-mêmes rejouer le drame d'un adultère, d'une rencontre interdite, d'une trahison inavouable. Chan et Chow sont les acteurs frustrés des amants malheureux Mr Chan et Mme Chow, ils ne trouvent une stabilité et un centre qu'autour de la répétition de la séduction, de l'aveu, de la rupture des personnages qui malgré leur absence, sont plus réels, plus ancrés, et plus périssables que ceux voués à les rendre présents devants nos yeux coupables. Les pleurs n'y font rien, le premier pas ne commence rien, le départ n'achève rien, les mains ne rencontrent que du vide, car les acteurs du drame périssable sont condamnés au néant impérissable du jeu, à la portraitisation aliénante, à la désillusion qui ne s'éteint jamais, mais au contraire revient toujours toquer ou presque à la porte voisine, à Hong Kong, dans les ruines d'un temple au Cambodge, en 1963, en 1966, scellant à jamais l'appel inabouti de l'inacessible, le voyeurisme pauvre et malsain du troisième oeil, et la discordance de la mélodie amoureuse.

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le 23 mars 2016

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IvanDuPontavice

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