Adapter un roman de Pynchon, quel qu'il soit, est en soit une idée tellement absurde qu'elle semble facilement être une folie. Chaque roman de Pynchon est un monde, un univers entièrement clos sur lui-même, créé et n'existant que par la seule force d'une écriture inventive, imprévisible, drôle, cultivée.
C'est justement là la première force du film de PTA : Inherent Vice est d'abord un monde, la description d'un univers. En cela, il se rapproche de Boogie Nights, mais en mieux. Nous voilà donc dans la Californie du début des années 70, capitale par excellence des libertés sexuelles et stupéfiantes.
Comme dans Boogie Nights donc, Inherent Vice nous propose une reconstitution qui ne se contente pas d'être simplement décorative. Certes les décors, les costumes, les coiffures, la musique, les moindres détails sont recherchés, mais l'atmosphère n'est pas laissée de côté. C'est une véritable plongée, une immersion dans ce début d'années 70.
Une plongée d'abord festive, drôle et légère. Impossible de ne pas penser au Big Lebowski des frères Coen lors de la première demi-heure d'Inherent Vice. Joaquin Phoenix incarne une sorte de hippie savoureux, en mode « jamais sans mon joint ». Le film trouve alors son humour dans l'inattendu, dans l'incongru, dans le déplacé. Une monde limite absurde où un riche Juif se fait protéger par des bikers néo-nazis, par exemple. La narration elle-même est innovante, avec cette narratrice qui apparaît et disparaît, qui est là sans vraiment être présente, bref tout comme un narrateur omniscient littéraire.
Mais n'oublions pas que PTA est clairement trop intelligent pour tomber dans le panneau du « c'était vachement mieux dans cette époque bénie ». Très vite, la façade d'humour bon enfant va se craqueler et laisser voir, à travers ses fissures, un monde plus angoissant, plus malsain. La volonté de ne rien entraver, d'accorder une liberté absolue, entraîne des dérives chez certains personnages. La violence est omniprésente également. Tout cela se fait de façon diffuse, subtile.
Tout comme se fait subtile la mise en scène de PTA. Pour une fois, le bonhomme abandonne sa volonté de nous en mettre plein la vue et de nous éblouir de son génie. Pas de mouvements de caméra tape-à-l’œil, pas de montage frénétique : le cinéaste tient la bride à ses ambitions, et c'est peut-être là que son talent apparaît alors de façon plus éclatante. Les cadrage sont remarquables, le rythme du film ne laisse aucun temps mort malgré une durée conséquente, les acteurs sont époustouflants.


Finalement, c'est peut-être le thème de la folie qui domine ce film (dont le projet lui-même peut être qualifié de cinglé). Folie douce et rêveuse de ces hippies qui semblent avoir déjà abandonné toute revendication politique (il n'est jamais question ici de rendre le monde meilleur, juste de fumer des joints avec des filles à poil), qui n'est jamais idéalisée pour autant. « it's not groovy to be insane », nous assure-t-on, et c'est là que le film de PTA s'éloigne définitivement de celui des frères Coen, dont le projet semblait le rapprocher pourtant. La folie ici devient inquiétante. C'est tout un décrochage par rapport à la réalité, un décalage qui se fait facilement malsain. Des personnages apparaissent dans le champ d'un coup, comme par magie, ou bien se cachent dans les angles morts. Tout semble décalé, pas à sa juste place.
Et surtout, cette folie semble gagner tout le pays. Car, comme dans Boogie Nights ou There will be blood, derrière cette petite histoire apparemment insignifiante se cache tout un portrait critique de l'Amérique. Ces trois films ont en commun de monter le pays à un tournant social. Inherent Vice montre clairement la fin de l'époque joyeuse et insouciante, non pas forcément celle où les magouilles n'existaient pas mais plutôt celle où on ne les voyait pas. Nous sommes à la veille de la crise qui entraînera tout l'Occident dans la pesanteur sociale du chômage, de l'inquiétude économique, des no-future.
C'est un constat que fait là PTA, celui de la fin d'un monde. Dire qu'il y aurait de la nostalgie ici me paraît inapproprié, tant la description qu'il fait de cette période est désabusée.
L'ensemble forme donc un très bon film, tour à tour drôle, mélancolique et inquiétant, remarquablement écrit, réalisé et interprété.

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le 10 juin 2018

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SanFelice

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