Lorsqu’il y a quelques jours mon petit cinéma de quartier a programmé des mois après sa sortie le dernier film de Paul Thomas Anderson, j’y ai vu une bonne occasion de rattraper une éventuelle bourde. Je m’étais fié aux critiques négatives lors de sa sortie et j’avais passé mon tour.


Je suis ressorti de cette séance à la fois enchanté par le spectacle et compréhensif vis-à-vis des critiques formulées à son encontre. Ce n’est pas un film facile. Ni à critiquer ni à voir. Il ne s’appréhende pas facilement et on ne le dompte pas. Les seuls conseils pouvant être donnés à toute personne s’apprêtant à le regarder seraient d’être bien concentrée dès l’entame et jusqu’au bout mais également d’accepter l’idée de ne pas tout comprendre à ce qu’elle va voir.


Certains ont considéré que ce film était fouillis, incompréhensible et complètement déstructuré. Ces assertions sont soit totalement erronées pour certaines soit entièrement voulues par le réalisateur. Il faut dire que l’on n’a pas à faire au cinéaste amateur qui tourne dans la rue le nouveau clip de votre gamin apprenti chanteur ou du papa du petit Kevin qui va danser pour le spectacle de fin d’année de l’école maternelle. Le montage et les images que vous allez voir résultent d’un choix fait par un réalisateur qui a fait ses preuves et à qui les studios laissent une pleine et entière liberté.


Ce film n’est pas du tout déstructuré, bien au contraire. Il suit un développement linéaire, celui d’une enquête menée par un type, Doc (Joaquin Phoenix), qui va remonter des pistes, d’indice en indice, de conseil en recommandation. Il va graviter dans une quantité de cercles assez importante (bikers nazis, hippies, police, FBI, temple de la chirurgie dentaire en lien avec une organisation criminelle...), le tout enrobé dans une sombre histoire de trafic de stupéfiants.
C’est dense. On croise une quantité importante de personnages excentriques, de lieux étranges et de situations rocambolesques.


Ça se complique lorsqu’on prend en compte le fait que Doc est un fumeur de joints invétéré et cocaïnomane à ses heures. Pas toujours évident, pour lui et pour le spectateur, d’être certain de ce qu’il a vu, de l’authenticité de ses souvenirs et de la véracité des dires de ses interlocuteurs qui jouent de son addiction pour parfois le mener en bateau.


Il est impossible pour le spectateur inattentif de suivre et de comprendre quoi que ce soit. Le réalisateur ne vous prend pas par la main, ne vous donne pas les clés et vous impose un rythme qu’il vous appartient de suivre. Si vous sautez du train en marche, l’attente jusqu’à la fin sera longue. Autant donc s’accrocher et y mettre du sien.
Malgré tout, en dépit de mon attention de tous les instants, je ne suis pas sûr d’avoir bien fait tous les liens, d’avoir saisi chaque bribe des rapports entre chaque personnage.


Aussi étonnant que cela paraisse, ça ne m’a pas dérangé. J’ai rapidement compris que le réalisateur avait mis les petits plats dans les grands et avait joint la forme au fond. Il demande clairement au spectateur d’être attentif, mais de lâcher prise. Alors seulement, il pourra s’identifier au protagoniste principal et l’accompagner dans son enquête diluée, perdu au milieu des informations, évoluant dans les volutes de marijuana, ne voyant aucune sortie claire et évidente, juste des ombres et nuages de fumée. Cette impression de fouillis ressentie par certains, c’est en réalité le bordel dans la tête de Doc qui est illustré. Habile manière, bien que risquée, que de créer un lien étroit entre le spectateur et le protagoniste principal en les mettant dans la même situation de perdition face aux événements, l’un parce qu’il croule sous une somme phénoménale d’informations à ingurgiter et l’autre parce qu’il fume décidément beaucoup trop de joints.


Cet artifice devient remarquable lorsqu’on accepte l’idée d’avoir affaire à un choix artistique. Mieux, il permet de se focaliser ensuite sur le plus intéressant : l’interprétation et la mise en scène.
L’histoire prend place durant les années 70. Age d’or des hippies, avant l’effondrement de la conception « Peace & Love » bien qu’on en sente les balbutiements dans le film, cette époque est formidablement retranscrite. Tout sonne vrai et interpelle. Des costumes aux bâtiments, des voitures aux décorations d’intérieur, de l’atmosphère aux mentalités, Paul Thomas Anderson et son équipe ont fait un travail remarquable.


Le choix des musiques est exemplaire et, dès le générique d’introduction, le spectateur se retrouve propulsé quarante ans en arrière. Quand j’apprends après quelques recherches que Jonny Greenwood (Radiohead) était en charge de la bande-originale, je me dis qu’il n’y a vraiment pas de hasard.


Joaquin Phoenix, comme à son habitude, surnage parmi la concurrence et envahit chaque plan de sa prestance. Malgré sa dégaine (coupe et barbe improbables, les pieds crasseux, des fringues de pouilleux), il irradie à l’écran et donne corps et âme à son personnage de psy/junky/enquêteur. Des mimiques à la gestuelle, il est parfait.
D’aucuns diront que tout le film repose sur lui. C’est vrai et faux à la fois. Faux, car les seconds rôles sont sacrément bien campés et écrits. De Benicio Del Toro qui écope du rôle de l’avocat un peu à l’ouest (clin d’œil à Las Vegas Parano) à Josh -Bigfoot- Brolin qui incarne un lieutenant de police aussi déglingué que ces hippies qu’il hait tant, l’ensemble du casting est à la hauteur. Owen Wilson est hilarant sur ses courtes apparitions au même titre que Martin Short ou Jena Malone. Chaque second rôle se veut marquant.
Mais c’est également vrai, car le réalisateur implique son spectateur et veut qu’il s’identifie à son personnage principal. Il fallait donc un Joaquin Phoenix en grande forme pour tenir la barre et il s’en sort à merveille.


Au final, dès lors que l’on accepte de ne pas tout saisir, ce qui n’a finalement que peu d’importance, et qu’on cède aux règles du jeu de PT Anderson, l’expérience en devient grisante. On voyage beaucoup en deux heures et demi, on rit énormément et on rencontre une galerie de personnages déjantés aussi terrifiante que géniale.


Et puis il y a la magie du cinéma. Celle qui transforme parfois un film très sympa en délice visuel et auditif. Pour ce genre de films, il n’y a pas de mystère, il faut un grand réalisateur. Et dans Inherent Vice, certaines scènes, certains plans, certaines séquences, par leur longueur et leur virtuosité vont vous coller au siège.


Lorsque l’énigmatique Shasta (excellente Katherine Waterston), ex-petite amie de Doc, vient lui rendre visite de manière impromptue pour lui demander d’enquêter, le spectateur n’a qu’une vague idée du pouvoir qu’elle a sur Doc. Ce pouvoir est suffisant pour le pousser dans une enquête trop complexe et dangereuse pour lui. Mais il se révèle, par sa vraie nature, plus tard lorsque PT Anderson décide de lâcher LA séquence du film. De retour inopinément chez Doc, celle-ci va l’interrompre lors d’une conversation avec Bigfoot. Alors que la caméra est braquée sur Doc, elle, hors champ, va par sa simple présence le déconcentrer. Le spectateur ne la voit pas mais voit par contre que Doc est obsédé/fasciné par elle. De moins en moins attentif, Doc finit par raccrocher. Sortie de nulle part, la tension est née. Elle surgit finalement dans le champ de la caméra, nue. Le spectateur n’a plus aucun mal à imaginer les pensées qui assaillent Doc. Se joue-t-elle de lui, encore ? Veut-elle juste le torturer ? Est-elle de retour ? Est-ce une hallucination ? Elle ne s’approche pas de lui. La caméra ne bougera plus de la scène. Doc est vautré dans son canapé, la caméra le film de profil. Shasta est figée, le regarde avec intensité, dans le coin supérieur gauche de l’écran. Elle se met à lui parler, à le charmer. D’abord immobile à distance, elle finit par se mouvoir, à se déhancher langoureusement, à s’approcher et à torturer un peu plus un Doc totalement perdu et pétrifié. Et tandis qu’elle s’approche, illustrant sa faculté à envahir les pensées et finalement le monde de Doc, elle s’empare de l’écran. Comme Doc, le spectateur voit son monde entièrement envahi par la jeune tentatrice. Elle finit par s’asseoir à côté de lui et le caresser pour le tester, puis par s’allonger sur le canapé, et donc sur Doc. Ses pieds au bout de l’écran sont à peine visibles, ses fesses sous le nez de Doc l’ensorcellent, son visage au premier plan et couvrant une bonne partie de l’écran termine d’illustrer sa prise de pouvoir progressive. On ne voit plus qu’elle, Doc ne voit plus qu’elle. Mais Doc est résistant et ne veut pas s’abandonner, se laisser tenter si facilement et abattre tous les efforts qu’il a dû faire pour l’oublier lorsqu’elle est partie... Elle le sait et continue de lui parler, de lui mettre des idées dans la tête, de le manipuler, de le corrompre, d’anéantir ses barrières. Elle attise sa colère et son envie, elle réclame sa colère et son envie, elle demande une punition, sa rédemption. Elle lui dit qu’elle ne sait pas ce qu’elle ferait à sa place... En fait, si, elle sait très bien ce qu’elle ferait. Elle le torture psychologiquement une dernière fois, et la dernière barrière s’effondre. Le spectateur assiste, subjugué par cette maîtrise de la mise en scène et de l’illustration d’idées, à l’explosion de la terrible tension sexuelle construite durant ces longues minutes. S’ensuit un coït aussi bestial que passionné, aussi dérangeant que viscéral. Une scène incroyable par tout ce qu’elle véhicule.


Ce film est un remarquable recueil de bonnes idées. À la fois conceptuel et riche, il se perd un peu parfois. Le rythme est globalement bon même si un bon quart d’heure semble de trop. L’intrigue patine quelques minutes avant de reprendre et l’on se dit que le tout aurait pu être un peu plus fluide. Pourtant, rien n’entache réellement le plaisir et l’impression d’avoir assisté à un spectacle épatant prend bien vite le dessus.


Paul Thomas Anderson est un virtuose et un formidable directeur d’acteurs, je n’ai jamais autant regretté d’avoir écouté les critiques que pour ce film. Imparfait mais admirable dans son traitement, généreux et drôle, Inherent Vice m’a parlé. Impossible pourtant de mettre de l’ordre dans mes idées lorsque je l’évoque. Il y avait trop de choses, trop de bonnes choses, à retenir et à analyser pour en parler de manière cohérente et structurée. J’en ressors enchanté. Et je ne doute pas qu’une deuxième vision me permettra de lever le voile sur certaines zones d’ombre dans le récit.


Un des films de 2015 à retenir, assurément.

FlibustierGrivois
8

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2014

Créée

le 28 août 2015

Critique lue 291 fois

1 j'aime

Critique lue 291 fois

1

D'autres avis sur Inherent Vice

Inherent Vice
Velvetman
9

Le désenchantement de l'utopie

A travers le regard ahuri d’un détective privé qui ne cesse de se triturer l’esprit par le spliff, Paul Thomas Anderson singe magnifiquement "Vice Caché" de Thomas Pynchon. Littéral et très bavard,...

le 5 mars 2015

135 j'aime

16

Inherent Vice
Sergent_Pepper
7

Vers l’asile, détective privé.

Pour pénétrer le continent Inherent Vice, un seul mot d’ordre : lâcher prise. Devise singulière si l’on songe à la pétrification qui guettait Paul Thomas Anderson au fil de son précédent et...

le 5 mars 2015

126 j'aime

25

Inherent Vice
JimBo_Lebowski
6

Punch-Drug Love

Ce film était sans doute une de mes plus grosses attentes de 2015, Paul Thomas Anderson restait sur un semi échec avec un "The Master" décevant et j’espérais de mille vœux qu’il retrouve enfin un...

le 4 mars 2015

100 j'aime

Du même critique

The Last of Us Part II
FlibustierGrivois
10

Côté pile, tu meurs…

(Lecture à proscrire si vous n’avez pas encore terminé le jeu…) Il fallait une sacrée paire de roustons pour donner une suite à celui qu’il convient désormais d’appeler The Last of Us Part I. Petite...

le 10 oct. 2020

47 j'aime

16

Les Jardins de la lune
FlibustierGrivois
9

De l’abnégation à la sidération

Pour tout amateur du genre fantasy, la perspective de pouvoir un jour se confronter à l’œuvre complète de Steven Erikson a longtemps relevé du mirage. Alors que la France possède un vivier de...

le 5 juin 2018

32 j'aime

18

No Man's Sky
FlibustierGrivois
8

L'aventure intérieure

Paradoxalement, mon expérience dans No man’s sky (NMS), ou mon histoire devrais-je dire, est aussi ressemblante à celles des autres joueurs que singulière. Pour arriver au même endroit, nous en...

le 16 août 2016

26 j'aime

32