Le premier qualificatif qui vient à l'esprit, lorsqu'on évoque ce film, est celui de "mineur". Oui, Gideon’s Day est un Ford mineur, incontestablement, car il ne possède ni la perfection formelle ni la puissance de ses plus grandes œuvres. D'ailleurs sa raison d'être est, sans doute, purement mercantile puisque la Colombia souhaitait utiliser des fonds qui étaient, jusqu'alors, bloqués en Angleterre. Le cinéaste saisit donc l'occasion pour aller inhaler l'air du vieux continent, loin de l'atmosphère surchargée des studios hollywoodiens, histoire de prendre un peu de bon temps, avec son pote John Wayne, à proximité de la terre de ses ancêtres. Voilà, vous en conviendrez, une attitude tout à fait louable pour un immense cinéaste qui, au fond, n'a plus rien à prouver ni à démontrer... seulement, dans cette histoire, il ne faut surtout pas imaginer Ford comme un vulgaire quidam qui part à l'étranger pour aller uniquement cachetonner sans se préoccuper de la qualité de son film. Car, même en mode "paisible et décontracté du gland", notre homme n'oublie pas ses ambitions cinématographiques et il va une nouvelle fois nous les rappeler, d'une fort jolie manière.


Gideon’s Day aurait pu être l'occasion pour Ford de venir raviver la flamme du film noir qui est sur le point de s'éteindre en cette fin des années 50. Au lieu de cela, il va commencer à poser les bases de ce que sera le polar des années à venir, à savoir celui d'un cinéma constitué d'un univers beaucoup plus réaliste. Ici, la notion de réalisme se limite à l'évocation du quotidien de l'inspecteur de police : on n'est plus dans l'archétype du héros ou du privé désabusé à la Bogart, le personnage principal est un homme ordinaire qui tente de concilier, du mieux qu'il peut, sa vie de flic avec sa vie de famille.


Ford va ainsi s'employer à évoquer la tache qui incombe à celui qui a choisi de "servir et de protéger la société". L'ampleur de son travail est considérable puisque, en une simple journée, il doit s'attaquer à une histoire de pots de vin, de meurtre ou encore d'hold up, tout en faisant preuve d'un professionnalisme inaltérable ! Oui, car le bonhomme incarne la loi, il n'est donc pas question pour lui de s'écarter de sa déontologie ou de son éthique, même lorsqu'il est verbalisé pour avoir grillé un feu rouge ou lorsqu'il tombe sous le charme d'une jeune femme liée à l'une de ses affaires. Bref, notre inspecteur fait son métier d'une manière exemplaire et s'il y parvient si bien, nous dit le cinéaste, ce n'est pas parce que c'est un "surhomme" mais tout simplement parce qu'il est épaulé par sa famille et ses amis. Ainsi, c'est tout en subtilité que Ford poursuit ses thématiques récurrentes qui mêlent sens de l'honneur, camaraderie et vie de famille. Notre cher inspecteur est ainsi dans la lignée directe des grands personnages fordiens, c'est un héros ordinaire dont le plus grand acte de bravoure est d'être à la fois un bon professionnel et un bon père de famille.




Alors bien entendu Gideon’s Day n'est pas exempt de tout reproche, notamment dans sa représentation de la femme (une mère au foyer toujours aux petits soins de son mari) et dans la multiplication des enquêtes qui donne l'impression d'une histoire qui se disperse étrangement. Même si Ford va réussir à unifier tout cela avec une facilité déconcertante, il n'en demeure pas moins qu'on est bien souvent troublé par les changements de rythme et de ton qui s'opèrent lorsqu'on passe de l'enquête à la vie de famille. Ce n'est rien de bien méchant mais cette histoire qui oscille sans cesse entre boulot et foyer, entre enquête et comédie, confère à ce film un charme et une saveur toute particulière, tout en lui imposant certaines limites qui l'empêchent d'être totalement abouti.



Qu'importe si ce film n'est pas un chef-d'œuvre car, au fond, Ford n'est pas là pour ça. Des œuvres majeures, il en a fait et il en fera encore... Avec Gideon’s Day, ses ambitions sont humbles mais réelles ; il veut partager avec nous ses plus profondes croyances, ce qui fait l'essence et la force de son cinéma, ce qui le pousse à réaliser encore des films, malgré l'âge, le temps qui passe et l'alcool qui embrume son cerveau. Avec Gideon’s Day, il va aller à l'essentielle, enlevant le gras et le superflu, pour réaliser l'esquisse de ce qu'est son cinéma ! On y retrouve donc cet humour qui se conjugue si bien avec l'humanisme et qui nous fait aussi bien jubiler que frémir. On retrouve également sa grande bienveillance à l'égard de ses personnages qui nous les rend toujours touchants, savoureux et désespérément humains. On se délecte de cette ambiance chaude et suave qui nous fait sentir bien en toute occasion, que l'on soit en train d'assister à la résolution d'une enquête policière ou au désamorçage d'une "crise familiale" autour d'un haddock. Et puis, on retrouve surtout le savoir-faire d'un cinéaste qui, même en "vacances", n'a rien perdu de son talent pour nous composer des plans brillants, pour mettre en valeur ses acteurs (Jack Hawkins, absolument irrésistible) et pour coucher sur la pellicule l'émotion la plus juste comme lorsque notre héros doit présenter ses condoléances à la mère d'une victime.



Gideon’s Day ne nous permet pas d'applaudir ou de verser une petite larme, il nous invite juste à nous poser et à nous repaître dans l'antre d'un cinéaste : détendez-vous, respirez tranquillement, on est chez Ford et on y est très bien.

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le 2 avr. 2023

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Procol Harum

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