En 2010 mourrait Satoshi Kon.
D’abord mangaka, Kon avait fini par s’orienter vers le long-métrage d’animation.
Perfect Blue en 1997, Millenium Actress en 2001, Tokyo Godfathers en 2003, et puis surtout sa pièce-maitresse : Paprika en 2006.
Quatre premiers films très riches de personnalité et de talent qui annonçaient l’envol d’un grand auteur. Mais seulement voilà, en 2010 Satoshi Kon mourut d’un cancer.
Il avait 46 ans.


« Pourquoi vous parler de Satoshi Kon pour aborder le cas de cet Inu-Oh ? » vous demanderiez-vous peut-être… Suis-je en train de vous dire que Masaaki Yuasa est le nouveau Satoshi Kon ?
Bien sûr que non…
…Mais d’un autre côté : peut-être que oui, juste un tout petit peu.


« Non » parce que – bien évidemment – le style de Masaaki Yuasa est identifiable entre mille et difficilement confondable avec celui de son précédesseur…
…Mais d’un autre côté « oui » parce que, l’air de rien, il y avait longtemps que je n’avais pas vu en salle ce genre d’audace dans le cinéma d’animation japonais ; cette façon de réinventer les codes tout en surfant dessus. Pour moi ça remonterait sûrement à…
…Eh bah à Paprika, justement.


Dire cela, ce n’est pas dire que l’animé nippon n’a rien su produire de satisfaisant depuis 2006. L’enthousiasme que j’ai pu tirer du Your Name de Matoko Shinkai et, à moindre mesure, des Enfants de la mer d’Ayumu Watanabe témoignent d’ailleurs très bien de cela…
…Mais c’était comme si, ces derniers temps, les distributeurs français n’avaient désormais plus tendance qu’à ne privilégier des ainmes bien installés dans les codes usuels du genre car sitôt met-on de côté tous les contes tristou-mignons, les drames sous codéine et les usines à grimaces et à stéréotypes, qu’il ne nous reste plus grand-chose… Et quand on sait ce que l’animation permet comme fantaisie et comment certains auteurs japonais ont su par le passé en tirer parti, j’avoue que ce ronronnement me laisse un brin las…
…Et c’est là qu’intervient justement notre bon vieux Masaaki Yuasa.


De cet auteur, je ne connaissais jusqu’alors que son Night is Short, Walk on Girl, que je n’ai découvert qui plus est que très récemment. Et parce que j’ai adoré ce film, j’ai donc fait le choix d’aller me risquer à cet Inu-Oh sans rien en voir ni en savoir, ce qui n’en a rendu la découverte que plus…
percutante.


Car oui, difficile si on est un peu amoureux de cinéma que de ne pas être sensible à ça : dès les premiers plans, cet Inu-Oh enchaine les choix graphiques forts, les procédés de narration incisifs et surtout opte pour un renouvèlement permanent des techniques.
C’est riche. C’est dense. Mais surtout c’est signifiant.
Rien n’est jamais fait gratuitement. C’est puissamment maitrisé. Et malgré ça les idées ne cessent de déferler.


En une seule minute on s’est mangé un torrent d’informations et de gestes stimulant les sens.
L’œuvre a dès le départ un aspect somme qu’elle ne quittera jamais vraiment – pour le meilleur comme pour le pire – dans laquelle tout ce qu’il y a à dire, à faire sentir et à montrer semble tenir en chaque instant ; à chaque seconde.
Des voitures tournent dans la nuit. Un vagabond édenté joue du biwa tout en chantant une complainte sous la pluie. Un masque est enfilé. Un trait blanc tranche vivement un fond noir. Les paysages de Kyoto remontent le temps comme ils remontent le fleuve… Chant confus et narration éparse se confondent. Notes envoutantes et images cryptiques se mélangent.
Ça donne l’air d’être de la poésie hasardeuse alors que pourtant c’est déjà narrativement riche de sens. C’est juste qu’on ne le sait pas encore.
Tout est déjà là. Il faut juste savoir attendre jusqu’au bout pour qu’on le perçoive pleinement.
Tomona – le partenaire accompagnant l’avènement prochain d’Inu-Oh sous sa forme finale – l’annonce d’ailleurs très bien. Armé de son biwa il ne cesse de scander à la foule dont nous sommes aussi : « saurez-vous attendre jusqu’au bout ? »


En cela Inu-Oh n’est pas que percutant. Il est aussi perturbant.
Parce que le plan n’apparait complétement qu’une fois l’œuvre achevée, il ne reste dès lors plus au spectateur que de céder face au film. Accepter de se laisser porter. S’abandonner.
Cette démarche, c’est à la fois sa plus grande force et sa plus grande faiblesse.
« Faiblesse » d’abord pour celles et ceux qui seront parfois perdus dans cet étrange jeu de symboles, de sons et de mythes dont on ne sait trop où il nous conduit…
…Mais « force » pour celui ou celle qui saura dès le départ percevoir la réflexion qu’il y a derrière chaque geste et qui comprendra rapidement – ou qui sentira – que tout cet élan est amené à nous conduire quelque-part…
…Or non seulement Inu-Oh nous conduit bien quelque part, mais il se trouve en plus que la destination est aussi le chemin, car comme je le disais justement quelques lignes plus tôt : tout ce que ce film a à nous dire, nous faire sentir ou nous montrer semble tenir en chaque instant, en chaque seconde…
…Il convient juste de s’y ouvrir.


Ce n’est pas un hasard si la musique est si présente dans cet Inu-Oh.
Pas un hasard non plus si ce sont des prêtres et des pseudo-chamanes qui font vivre cette même musique.
Dès le départ le film oppose chaotiquement mythe et réalité, magie et matérialité, vibration populaire et pouvoir politique.
Au centre de toutes ces oppositions se trouve un graal qui les met tous en branle. Un point d’équilibre à trouver. Une quête personnelle et collective à mener. Et c’est tout à l’honneur de cet Inu-Oh que d’avoir fait le pari d’offrir au spectateur un chant d’exploration plutôt qu’une explication discursive pour aborder ce champ-là.
D’un côté l’aveugle qui se laisse guider par des moines dogmatiques dont il faudra suivre les règles. De l’autre le sauvage qui expérimente à tout-va en dehors de toute sociabilité et de tout code. Et c’est de leur rapprochement progressif que quelque-chose finira par émerger.


Tout l’intérêt qu’il y a à ne rien expliquer, du moins pas tout (ou pas tout de suite), c’est que le sens va se produire au-delà des mots.
De quoi parle exactement Inu-Oh ?
…Des forces antagonistes qui traversent tout auteur en plein processus de création ; tiraillé qu’il est entre nécessité de se plier à une discipline et besoin de laisser s’exprimer une part de transgression ?
…De la manière dont le politique désenchante le monde à vouloir contrôler et museler ce qui, par essence, ne peut exister qu’au travers d’une certaine forme de transcendance ?
…Ou bien s’agit-il tout simplement d’une rencontre entre deux amis qui n’ont su que se croiser avant de s’éloigner ?
…S’agit-il du pouvoir transcendantal de la création collective ?
…Du jusqu’au-boutisme artistique ou politique ?
…De ce qui nous survivra et de pourquoi cela nous survivra ?
Jusqu’à la fin, Inu-Oh se refusera à tout cloisonner dans une seule conclusion ou une seule interprétation.
Ce film sera tout à la fois. Il sera somme…
…Ou plutôt il sera le sens profond de cette somme.
Il sera l’essence de tout ce qu’il cherche à embrasser.


J’aime Inu-Oh pour ça. Avec le recul je me rends même compte que je l’adule.
Au départ – et parce que ce site invite à mettre des notes afin de jouer le jeu des suggestions et des référencements – j’avais décidé de « ne mettre que » 9/10.
9/10 pour l’expérience sensorielle. Pour sa cohérence. Pour son audace… Le petit point que j’entendais laisser de côté tenait en un flou artistique dont je jugeais qu’il égarait peut-être parfois un peu trop…
…Mais après seulement quelques jours passés à maturer ce film, je me rends compte à quel point ce flou et cette perdition sont en fait justement ce qui font de lui une œuvre à part. Une œuvre au-dessus du lot. Une œuvre à faire figurer dans mon panthéon.


Ce flou et cette perdition ne relèvent pas ici de ces petits tours de saltimbanque qui permettent à chacun de voir dans ce film ce qu’il veut. Au contraire, ils sont la condition nécessaire qui interdit à quiconque d’enfermer ce film avec des mots et des concepts trop dénaturants.
Tel un shogun en quête d’une mystique qui lui échappe et qu’il veut sienne, la tentation serait pourtant forte de vouloir verrouiller et contrôler une expérience en l’enfermant dans un cadre strict ; dans des règles stérilisantes de bonzes à la fois maîtres et esclaves de leurs propres instruments.
Mais le graal est ailleurs. Il faut accepter qu’il nous dépasse. Qu’il dépasse les mots. Qu’il dépasse les individus. Et que vouloir l’emprisonner ou le modérer c’est déjà le perdre.
La magie ne réside pas dans le matériel, pas plus que le mythe ne repose sur du réel.
S’abandonner pour mieux s’élever, là se trouve le seul chemin proposé par Inu-Oh.
L’art au-dessus de l’œuvre.
L’œuvre au-dessus de l’artiste.
L’artiste au-dessus du courtisan…


C’est cette essence-là qui me manquait tant depuis 2010.
C’est cette épice-là, que je n’avais (presque) plus ressenti depuis Kon et son Paprika.
Il y a, dans le monde de l’animation japonaise, une sorte de pouvoir ahurissant que je ne saurais expliquer et qui lui est spécifique.
Avec Satoshi Kon, quelque-chose avait été perdu. Avec Yuasa, je viens de le retrouver.
Alors oui, comme ce fut jadis le cas avec Paprika, je classe cet Inu-Oh parmi les chefs d’œuvre uniques ; parmi les œuvres marquantes.
10/10 pour l’incroyable expérience sensorielle face à laquelle les mots sont impuissants.
10/10 pour l’audace d’une œuvre qui me travaille encore plusieurs jours après l’avoir vue (et manifestement ce n’est qu’un début…)
Et surtout 10/10 que m’avoir fait renouer avec une vibration qui me semblait désormais bien lointaine au point même de la croire révolue.


Kon est mort. C’est un fait.
Et je pense qu’une partie du cinéphile que je suis en restera toujours inconsolable.
Seulement voilà, presque à la façon d’un clin d’œil involontaire, il a fallu que cet Inu-Oh se conclut sur la question de l’artiste face à la mort et de la mort face à l’artiste.
Et ce que rappelle ce film à ce sujet c’est que ceux que la mort a frappé avant qu’ils ne cèdent finissent toujours par trouver une forme d’immortalité. Une immortalité par leur art.
Le cinéma de Masaaki Yuasa n’est pas le cinéma de Satoshi Kon, ça c’est un fait. Mais il m’apparait néanmoins évident qu’il y a dans le cinéma de Yuasa un peu du cinéma de Kon. Voire beaucoup.


Inu-Oh relève à mes yeux clairement de ça. D’une survivance. D’une rencontre. Mais aussi d’une forme de création collective.
Par son film, Masaaki Yuasa a su se poser tel un passeur.
Il est un joueur de biwa rappelant, au milieu de la danse des voitures, la force insaisissable des mythes anciens savamment narrés.
Une part de rigueur, une autre de transgression, pour au final toucher à une forme de transcendance.
Eh bien, pour tout cela, bravo à vous M. Yuasa.
Car en ce monde, où rares se font les joueurs de biwa,
Elles deviennent précieuses ces fulgurances mystiques,
Au milieu de ce triste ballet de jouets mécaniques…

lhomme-grenouille
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le 7 déc. 2022

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