I Saw the Devil met en scène deux personnages classiques du genre thriller, Kim est policier, et sa femme enceinte a été violée et tuée par Jang un serial killer psychopathe. L'histoire est celle d'une vengeance, comme en a l'habitude le cinéma sud-coréen (trilogie de la vengeance de Park Chan-wook). Mais à la différence de Old Boy, ou autres, I Saw the Devil transcende son sujet de base et offre une réflexion plus profonde sur la vengeance en général.
Le film est écrit et réalisé Kim Jee-woon, et magnifiquement photographié par Lee Mo-gae. Du point de vue technique, I Saw the Devil est un bijou. Le réalisateur enchaîne prouesses technique et les idées de mise en scène spectaculaires. Le scénario est linéaire comme la trajectoire d'une balle. La mise en scène est tranchante comme une lame de poignard. La réalisation en générale est aussi spectaculaire qu'un uppercut en pleine gueule. La mise en scène est vraiment époustouflante, elle frappe le spectateur par son dynamise et son explosivité. La caméra est utilisée avec virtuosité tout au long du film. Ca enchaîne les plans séquences, les plans zénithaux en mouvements, et les travellings dans tous les sens. Chaque mouvement de caméra est d'une fluidité peu commune. La séquence du taxi est éloquente de cette virtuosité, la caméra tournoie autour de la voiture, au niveau des vitres, mais sans s'autoriser à faire de cuts. Une autre scène prouve le talent et l'ingéniosité du réalisateur, c'est celle de la baston dans les toilettes publiques, filmée elle aussi sans cuts malgré la proximité de l'action hyper violente.
Mais au-delà du côté technique, la richesse du film se trouve dans sa reflexion globale sur la morale et sur la vengeance. Dans cette présentation unique de lutte entre le bien et le mal, les rôles du chasseur et du chassé s'entremêlent, les rôles du malfaiteur et du bien-faiseur se floutent. Les notions de bien et de mal sont tordues dans tous les sens et emmenés aux extrêmes. Le début du film suggère une énième confrontation entre le criminel, comme incarnation du mal, et le policier, son antagoniste, incarnation du bien. C'est heureusement loin d'être le cas. On a plutôt affaire à une confrontation entre deux sortes de mal (l'un justifiable, l'autre non). Le thème surutilisé de la vengeance est transcendé. La fin du film en fait comprendre la futilité, et insiste sur les conséquences du cercle vicieux qui s'enclenche par cette démarche. Cette futilité de la vengeance c'est exactement ce que montre le tout dernier plan du film, où on voit Kim fond en larme, et ce, malgré qu'il vient de "gagner", ayant accompli sa vengeance. Le film se concentre donc sur les implications philosophiques et l'ironie tragique de cette démarche vengeresse.
I Saw the Devil est aussi l'histoire d'une transformation, celle de Kim, obligé à se transformer en monstre afin de lutter contre un autre monstre. Le film dépeint le parcours sanglant de sa vengeance, en y montrant à la fois les implications et plus généralement la force animal du personnage. D'ailleurs, dès que Kim se lance dans sa vendetta personnel, il n'est plus filmé comme le flic intègre en quête de justice. C'est ce que montre la scène où on le voit dans son appartement, il est d'abord isolé dans sa chambre, filmé depuis la pièce d'à-côté, il est ensuite filmé derrière la baie vitrée, où il n'est plus qu'une figure opaque, désincarné de toute humanité. Il n'est même plus un personnage meurtri et déterminé à se venger. Non, il est pire que ça, il n'est qu'un réservoir de violence prêt à exploser, dominé par des pulsions qu'il n'arrive plus à contenir. Il est le diable. S'engage alors un duel entre les deux personnages, tout deux figures du diable, l'un parce qu'il commet des crimes de la pire atrocité, l'autre parce qu'il va se venger en rendant la pareille, il va se déshumaniser en s'abaissant au niveau de son ennemi.
On en vient à se poser la question de qui est le diable éponyme du l'histoire. Au début on a tendance à penser que Jang l'est, mais à mesure que l'histoire progresse, on commence à remettre en question le bien-fondé des actions de Kim qui s'enlise dans un sadisme cruel et inutile. En somme, le film montre que pour affronter le diable, il faut le devenir, invoquant ainsi Nietzsche, qui pensait que celui qui combat un monstre doit faire attention à ne pas devenir exactement ce qu'il combat ("Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l'abîme, l'abîme finit par ancrer son regard en toi").
Par sa forme (côté technique évoqué plus haut) et son fond (réflexion sur la vengeance et la moralité), I Saw the Devil parvient à acquérir le statut d'un des tout meilleurs thrillers du septième art. C'est un mélange entre Seven, sa noirceur et son nihilisme, et l'horreur du Silence des Agneaux, tout en restant influencé grandement influencé par le Western et plus particulièrement le cinéma de Sergio Leone. Dès la scène d'ouverture, le réalisateur commence à montrer l'étendue de son talent et savoir-faire jouant sur les contrastes, tout d'abord, entre la neige et le sang, puis, entre la tranquillité et la violence, et enfin, entre le silence et les cris. Il nous offre une montée en tension hyper maîtrisée, nous plongeant entièrement dans le film dès ses premières secondes. Ce n'est que la première scène du film, et ça met déjà à l'amende 99% des films d'actions et thrillers hollywoodiens. Et on pourrait ainsi croire que le reste du film (plus de 2 heures) ne rivalisera pas avec un tel degré de tension sur une durée aussi longue, mais c'est bel et bien le cas. I Saw the Devil ne souffre d'aucuns moments de temps mort, ou même de répit. Non, le film réussi la tâche impossible de maintenir un niveau de tension équivalent ou supérieur à celui de cette magistrale scène d'ouverture. Les multiples tournures et twists de l'histoire sont souvent à couper le souffle, conjuguant des moments de suspense, d'horreur, et de tension extrêmes. Par exemple, quand on apprend que Jang se dirige vers la maison du père de Joo-yeon, le spectateur est, exactement comme Kim, absolument horrifié par la situation. Ce moment est emblématique du film, il nous montre comment le réalisateur réussi à allier avec succès éléments d'horreur, de suspense et de tension.
Comme évoqué plus haut, le film étudie la vengeance et sa futilité, et plus généralement son immoralité. Mais surtout, plus subtilement, il expose celle du spectateur. On nous montre des scènes horrifiques et malsaines au possible, et pourtant si jouissives. On veut voir Jang être torturé, d'ailleurs on est même pas satisfait quand il meurt, on veut voir plus! Il ne mérite pas de mourir aussi simplement, il faut qu'il souffre. Kim Jee-woon, le réalisateur, interroge ainsi notre propre moralité, et c'est pas beau à voir. Le film machiavélique provoque ainsi une jubilation coupable chez le spectateur exaltant son voyeurisme malsain.
En bref, I Saw the Devil est une pépite du cinéma coréen. Il a tendance à être réduit, par certains, à une simple accumulation de violence gratuite. Grave erreur! On a affaire à un des thrillers les plus fous niveau technique et les plus profonds dans les thématique qu'il invoque. Aussi, il faut souligner les performances phénoménales des deux acteurs principaux. Ils sont tout deux extrêmement convainquant dans leur rôle respectif. L'acteur interprétant Kim nous entraîne dans sa descente en enfer, et comme lui, on n'en sort pas indemne. Choi Min-sik (Jang), déjà révélé dans Old Boy, parvient à transcender son rôle, il nous terrifie, et pourtant on adore le détester tellement on est si peu habitué à un personnage aussi abject.
Avant d'être un plat qui se mange froid, la vengeance est surtout un plat servi par Kim Jee-woon!