Avec ce film, Kurosawa prend l’exact contre-pied idéologique de Le plus beau, dans lequel il valorisait l'effort de guerre, parenthèse malheureuse de sa carrière avec Ceux qui bâtissent l'avenir (film perdu). Seul point commun avec ce film, le héros n'est nulle qu'autre qu'une femme (une rareté chez le réalisateur), dont le but est de défendre les "forces vives" du Japon contre le gouvernement militariste assoiffé de pouvoir. Si AK s'adapte encore à l'air du temps en épousant la tendance démocratique de l'après-guerre, son point de vue est donc plutôt novateur et personnel, en dépeignant la maturation introspective de cette femme, ainsi que la force d'affirmation qu'elle porte.


L’introduction est une véritable ode à la jeunesse, insouciante et loin des problèmes du monde, formant l’une des plus belles pages du cinéma d’AK à ses débuts. Soutenue par un montage haché et dynamique, à la fois lyrique et aérien, cette séquence paradisiaque se trouve rapidement contrastée avec la réalité du Japon de 1933. Le film constitue ensuite un trio amoureux relativement atypique, car loin d’une histoire sentimentale à l’eau de rose. Les deux hommes reflètent les contradictions psychologiques de la jeune femme, l'un menant courageusement une manifestation étudiante pour la liberté, vivant à fond ses principes, tandis que l'autre se range doucement dans la normalité (la raison familiale évoquée apporte un petit supplément de sympathie, contrebalançant sa lâcheté). La jeune femme est une artiste qui va comprendre progressivement, via ses deux prétendants, sa futilité, sa naïveté, et son vide intérieur. Ces tensions individuelles synthétisent brillamment la jeunesse japonaise de l'époque, soutenues en arrière-plan par une lutte sociale, filmée de manière semi-documentaire apportant un crédit de réalisme à cette histoire basée sur des faits réels.


Après l'arrêt forcé de ces grèves et l’abandon apparent de l’activiste révolutionnaire, vient un chassé-croisé amoureux et existentiel (assez conventionnel) qui nous amène ailleurs. Le récit insiste alors sur la formation de la volonté personnelle de la jeune femme qui veut se heurter à la violence du monde et trouver sa voie en cherchant un travail qui lui convient corps et âme, processus accéléré par l'arrestation de son ami gauchiste accusé de trahison. La quête d’harmonie qui vient ensuite rappelle la transformation du jeune disciple de La légende du grand judo. Second moment fort avec une rizière comme point d'orgue, ce lieu est une mise à l'épreuve de ses principes enfouis qui se révèlent enfin, trouvant leur pleine expression auprès de la famille du malheureux, qu'elle aide à retrouver belle figure. Ainsi, elle apprend à vivre pleinement, au rythme difficile de la culture, comme dans L'île nue. Au passage, c'est la première incursion de AK dans le monde paysan, univers rude fait de boue et de sueur, où jeunes et anciens, et surtout idéal et réalité se trouvent réconciliés (le titre prend tout son sens). Ce terrain représente aussi un changement d'état esthétique majeur pour la jeune fille, passant d'une beauté artificielle à une autre beaucoup plus intérieure et épanouissante (après un gros moment de souffrance faut l'avouer).


Je ne regrette rien de ma jeunesse est certainement l’un des meilleurs films de jeunesse de Kurosawa, et peut-être même son plus beau jusqu'à l' Ange ivre. Malgré un montage parfois brutal produisant des enchaînements discordants (peut-être causés par la censure), des scènes qui flirtent avec le pathétique (particulièrement lorsque la jeune femme débute sa vie à Tokyo), et des classes sociales tout juste esquissées, il faut avouer la force de ce parcours féminin qui se taille un chemin personnel malgré l’adversité, porté par un style à la fois lyrique et réaliste. Un film qui préfigure légèrement les travaux de Naruse, mais en insistant non pas sur la fatalité sociale comme ce dernier, mais sur la détermination et la maturation individuelles. Ce parcours est également une métaphore politique sur la démocratie à la japonaise, se réalisant par la conquête de l'intériorité, la tête - les étudiants - ne faisant qu'un avec sa base fondatrice - les paysans -.


Bref, Je ne regrette rien de ma jeunesse est un film-tournant de AK, qui offre un beau portrait (particulièrement celui de la jeune femme) de la jeunesse japonaise du début de siècle, marquée par une quête introspective qui est montrée comme la clé d'une véritable transformation politique.

Arnaud_Mercadie
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le 26 avr. 2017

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Dun

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