Je ne suis pas un admirateur de la Nouvelle-Vague. Ni des films qu'ils ont faits, ni des choses qu'il sont pu écrire. Cependant, une des rares fois où je suis tombé d'accord avec ces brigands de Godard ou Truffaut, c'est sur leur admiration pour Nicholas Ray.
Le cinéaste, un peu trop oublié à mon goût de nos jours (finalement, on ne le cite actuellement que pour La Fureur de Vivre, et c'est dommage parce qu'on passe alors à côté de nombreux autres films remarquables), représente tout ce que j'apprécie tant dans le cinéma hollywoodien des années 40 et 50 : une façon unique de faire des films de genre, des films tout public de grande qualité (voire d'une grande inventivité), tout en y développant des techniques et des thématiques personnelles.
Johnny Guitare est un parfait exemple de ces réussites.
D'un côté, il s'agit d'un western qui respecte, en apparence du moins, tous les codes du genre. Nous avons le décor du western : Monument Valley, un saloon, une rue où se battre, une banque à dévaliser, un poteau où pendre des bandits... Nous avons les scènes classiques du western : attaque de diligence, fusillade, chevauchée, lynchage par une foule déchaînée, etc. Nous avons les personnages du western : le sheriff (enfin, plus précisément, le marshall), le gros propriétaire terrien, le Mec-Qui-Vient-De-Nulle-Part-Et-Se-Retrouve-Au-Milieu-Des-Embrouilles, les bandits... Et nous avons une des thématiques essentielles du genre, celle de la terre. Nombre de westerns tournent autour d'histoires de propriétaires terriens qui se retrouvent soit du côté des gentils, et sont floués de leurs terres par des méchants, soit du côté des méchants et se battent contre de pauvres gens sans défense.
C'est le cas ici, en la personne de McIvers (interprété par le très fordien Ward Bond ; d'ailleurs, plusieurs seconds rôles de Johnny Guitare ont été attribués à des acteurs fordiens, puisqu'on y retrouve aussi John Carradine), personnage tellement puissant qu'il peut se permettre d'imposer des lois de son invention lorsque ça l'arrange. Ici, le voilà qui improvise une loi uniquement dans le but de faire fermer le saloon de Vienna (Joan Crawford, pour qui le film fut fait), et de l'expulser d'un lieu qu'elle a pourtant la liberté d'habiter.
C'est là que certains critiques ont pu voir une attaque à peine masquée contre le MacCarthysme qui sévissait à l'époque. Pourquoi pas : inventer des lois pour expulser ceux qui ne nous plaisent pas, jeter en pâture à une foule déchaînée les personnes dont on veut se débarrasser, ça ressemble pas mal à la chasse aux sorcières (à n'importe quelle chasse aux sorcières, quelle que soit l'époque, d'ailleurs). Et si c'est le cas, le choix de Ward Bond pour tenir ce rôle est assez bien vu, l'acteur faisant partie d'une ligue d'extrême droite particulièrement virulente dans sa volonté de « purifier Hollywood ».


Là où la personnalité de Nicholas Ray s'immisce, c'est d'abord dans la volonté manifeste de jouer avec ces codes. Il suffit de voir la scène d'ouverture : nous suivons un personnage, il est témoin d'une attaque de diligence. Que fait-il ? Va-t-il courir au secours de la veuve et de l'orphelin ? Que nenni ! Il reste bien gentiment sur son cheval et observe tout cela de loin, en sécurité.
Autre scène qui en dit long. Nous sommes dans le saloon de Vienna et la tension monte sérieusement entre Bart (Ernest Borgnine) et Johnny (Sterling Hayden, acteur que j'adore littéralement puisqu'il a tenu le rôle principal de Quand la ville dort). Finalement, les deux hommes décident de finir leur discussion à grands coups de mandales dans la tronche, et ce à l'extérieur du saloon. Nous sommes en terrain connu : c'est la scène du duel dans la rue. Sauf que Ray... décide de ne pas les filmer. Les deux hommes sortent se battre et la caméra reste dans le saloon, à filmer un dialogue sans grand intérêt ni grand enjeu entre Vienna et Dancin'Kid.
Mais si jamais on avait le moindre doute concernant la capacité de Ray à filmer le combat, il nous met quand même quelques plans, quelques secondes absolument remarquables, où le cinéaste montre une incroyable modernité dans sa façon de filmer la violence. Plans courts, montage brutal, caméra légère au plus près des personnages : dans ces quelques plans, Nicholas Ray avait quarante ans d'avance sur la façon de montrer la violence au cinéma.
Bien entendu, quand on parle de Johnny Guitare, on présente généralement le film comme un « western féminin ». Et il est vrai que, malgré ce que peut laisser croire le titre, les deux personnages principaux sont des femmes. Des femmes bien masculines d'ailleurs (« Never seen a woman that was more a man », dira un personnage), portant pantalon et ceinturon avec un colt. Mais si Vienna souffre du problème des « gentils » et se révèle un peu pâlote, ce n'est pas le cas de son adversaire, Emma (Mercedes McCambridge). Elle montre une violence, une intensité du regard et du jeu, qui marquent durablement le spectateur.
Et surtout, ces femmes dominent sur les hommes. Emma donne ses ordres à un marshall qui n'a pas vraiment l'esprit d'initiative, et Vienna est capable d'imposer sa volonté à un groupe de bandits. Mais si les personnages féminins sont aussi forts, il faut noter aussi que les hommes apparaissent sous leur véritable nature, lâches, faibles, voire immatures comme la bande du Dancin'Kid.


Mais l'aspect le plus personnel à Nicholas Ray se trouve dans les personnages. La filmographie du cinéaste est remplie de personnages marginaux en quête de respectabilité, des petites gens rejetées par la « bonne société », incompris, victime d'un société majoritaire qui les refuse. C'est exactement le cas ici ; il suffit de voir qui s'oppose à Vienna : un riche propriétaire terrien, la directrice d'une banque, le marshall, toutes les autorités légales. Et avec elle, elle a qui ? Des gamins qui jouent aux bandits (et encore, tout semblerait annoncer que ce ne sont pas eux qui ont attaqué la diligence au début ; Ray, visiblement de leur côté, cherche des explications qui pourraient atténuer l'impression négative que l'on aurait sur eux, et finalement on ne peut pas trop leur en vouloir, sauf peut-être à Bart).
Personne ne cherche à comprendre Vienna, on veut juste qu'elle dégage. Pour différentes raisons : Emma, par jalousie amoureuse ; McIvers, parce qu'il veut récupérer ses précieuses terres où vont bientôt passer les trains. Elle est isolée par cette « bonne société » qui ne veut pas d'elle et la rejette. D'ailleurs, le film est encadré de deux scènes marquantes, dans son saloon, où elle est montrée seule face une foule d'autant plus menaçante qu'elle est toute de noir vêtue.
Johnny aussi est un personnage isolé. La première scène du film nous le montre en train d'aller seul à contre-sens. Tout est déjà là...


Enfin, dernier aspect typique de Nicholas Ray, le côté tragique du récit. Les événements s'enchaînent inexorablement, et on sait (mieux : on sent) que le pire est à prévoir. Une impression de fatalité s'impose au film, cette fatalité de la violence par exemple : Emma et McIvers, manipulant la foule des lyncheurs par la violence de leurs propos et de leurs actions, entraînent la violence partout autour d'eux. A l'inverse, Vienna et Johnny cherche à endiguer ce flot de bestialité et voudraient sortir de cette violence. Là aussi, ils apparaissent comme des marginaux, surtout dans cet univers du western où tout se résout à coups de colts.
L'ensemble est mené de main de maître. Nicholas Ray développe un sens du rythme, une science du cadrage et du montage, tout un art du cinéma qui lui est propre. Tout cela fait de Johnny Guitare un chef d’œuvre, à la fois respectueux des codes du genre et à part, une œuvre magnifique dans une filmographie remarquable.

SanFelice
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le 31 janv. 2018

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