(Spoilers)


Dans Batman de Tim Burton, le Joker prononçait cette réplique : "Haven't you heard of the healing power of laughter ?". Durant une certaine partie de ce Joker, chez Arthur Fleck, le rire, loin d'avoir un pouvoir de guérison, reflète les maux du personnage. Tabassé gratuitement dans la rue pour s'être fait passer pour un clown au service du déstockage d'un magasin, renvoyé sur les roses par une femme pour avoir fait rire son enfant avec des mimiques, se cachant derrière un large sourire pour masquer sa colère intérieure après un autre problème à son travail de misère, sans parler de son rire lui-même qui est surtout le résultat d'un problème psychologique. Tout ce qu'il veut, le pauvre bougre, c'est rire avec le monde. Sauf que c'est le monde qui a décidé de rire de lui.


Ah qu'est-ce qu'on a ri quand la Warner nous a annoncé un nouveau film sur le Joker vers fin 2017. A l'époque où DC n'avait clairement plus aucune idée de ligne directrice au cinéma, annoncer ça comme une fleur en plus d'avoir l'intention de faire un film détaché du reste n'était pas fait pour rassurer. En plus, ni plus ni moins que Todd Phillips aka le responsable de la trilogie Very Bad Trip à la réalisation et en tant que co-scénariste, on aime ou non ces films mais il était légitime d'avoir un doute, et ce malgré l'annonce de Joaquin Phoenix dans le rôle titre. Et maintenant, tel Arthur Fleck pendant son stand-up, Joker s'avance face au public en disant "plus personne ne rigole maintenant", à la différence que Joker semble être bien plus pris au sérieux qu'Arthur.


Le film de Todd Phillips s'inscrit dans cette catégorie de films sur des figures de comics qui réussissent pleinement là où on ne les attendait pas forcément. On pense déjà à Logan qui avait mis pratiquement tout le monde d'accord avec sa version plus funèbre d'un Wolverine vieillissant dans une atmosphère crépusculaire loin des artifices propres à beaucoup de blockbusters super-héroïques. Joker, de son côté, prend place dans une Gotham City ancrée dans le réel des années 80, assumant dès le premier instant son contexte rétro tandis qu'il nous pousse à suivre Arthur, ce pauvre homme en marge de la société, qui ne sait même plus s'il existe réellement, dans un monde en proie à la folie, avant même qu'il ne le soit lui-même.


Joker assume son contexte autant que ses références, sont notamment indirectement évoqués les films de Martin Scorsese à la Taxi Driver, de façon qui pourrait paraître appuyée mais qui je trouve sert fortement le propos tout autant que le contexte dans lequel s'ancre le film. Avec Robert de Niro en tant que présentateur de son propre talk-show, en évocation miroir de La valse des pantins, vu comme la figure du rêve à accomplir comme Arthur, voire même la figure paternelle qu'il n'a jamais eu, et ce en admirant pourtant un homme qu'il n'a jamais connu autrement que face à son écran de télévision.


Ce film prend le parti de rationaliser un méchant de comics dont l'esprit apparaît comme tout sauf rationnel aux yeux des lecteurs. Sans être le premier à l'avoir fait, on pense évidemment au superbe comics The Killing Joke, prenant comme idée le principe de la mauvaise journée qui pourrait à elle seule faire basculer le plus saint des hommes dans la démence (ce qui relie étroitement Batman et le Joker par ailleurs), Joker apporte un point de vue à l'écriture incisive, génératrice de beaucoup de sympathie envers l'homme avant qu'il ne devienne le monstre psychopathe que l'on connait tous. Arthur, c'est cet homme qui veut juste que les autres rient avec lui et non de lui. Un homme voulant, selon son crédo, "faire rire les gens dans ce monde sombre et froid". Ironiquement nommé Joyeux par sa mère. L'on pense, comme lui, que sa vie n'est que tragédie, jusqu'à ce qu'il se rende compte que finalement, elle a toujours été une comédie. La vie n'a fait que rire de lui, n'a fait que se moquer et jouer de lui.


Arthur cumule événement sombre sur événement sombre. A chaque fois qu'il pense y voir un échappatoire, c'est pour que le monde se joue plus encore de lui. Le fruit de son imagination comme sa relation avec une voisine de couloir qui avait tout de l'idylle qu'au fond, on aurait tous voulu que ce soit vrai. Il est intéressant de voir que l'incapacité d'Arthur à pleinement s'affirmer semble être un frein pour sa vocation, comme lors de son numéro raté au stand-up qui semble prendre une tournure plus fructueuse pour lui, alors qu'il venait, dans son imagination, avec une blague différente que celle qu'il a finalement sortie. Son incapacité à faire transparaître le mal qui le ronge, à voir sa réflexion sur "comment les gens veulent qu'il agisse" qu'il ne pourra finalement sortir dans aucune circonstance.


La façon de rationaliser le personnage du Joker dans un monde plus réaliste est bienvenue dans la mesure où le Joker a toujours été l'adversaire de Batman le plus apte à une version réaliste. Un des seuls (mais en tout cas le plus connu) de ses adversaires à ne pas avoir de grosse particularité de super-vilain. Pas de pouvoir comme Poison Ivy ni d'élément physique disgracieux le démarquant comme Double Face (si on met certaines visions de côté comme celle de The Killing Joke et par extension de Tim Burton avec sa plongée dans la cuve d'acide), au mieux des gadgets dans certaines versions. Son arme, c'était l'humour. On avait donc là le méchant plus apte à une telle vision, dans une Gotham éloignée des visions des comics. L'arrivée à Arkham étant assez évocatrice, l'on pense tous à cet asile type maison hantée à l'architecture inquiétante ne serait-ce que de visuel, ici vu comme un hôpital psychiatrique normal en apparence, cachant en son sein des personnes loin des criminels surnaturels que l'on connait tous.


La puissance de Joker vient aussi de sa prise de position. Le propre du film est de mettre en valeur les gens de l'ombre comme donc Arthur, ici dans une vie misérable, ignoré des gens au mieux, rejeté, brutalisé et moqué au pire. La montée des marches, pour lui, n'est pas le signe d'une élévation mais bien d'un blocage dans un mode de vie dans lequel il s'enferme, avant de s'affirmer sur un air plus enthousiaste en descendant lesdites marches lorsqu'il se glisse pour la première fois dans la peau de son alter ego. Tout le long du film, des plaintes de la population plus infortunée de Gotham se font ressentir. Tous ne sont pas représentés comme des anges pour éviter le manichéisme (Penny Fleck), mais le film choisi de mettre ce "monde du dessous" en avant dans une atmosphère fortement anxiogène et poignante, pour souligner la force de son propos, le tout sur une musique en général forte et me concernant pas aussi envahissante que certains le pensent, même si certaines scènes auraient peut-être eu une légère force supplémentaire dans le silence. Et bien entendu, c'est porté par un Joaquin Phoenix tout simplement impérial dans le rôle titre.


Outre son fond particulièrement redoutable, Joker est aussi l'occasion de jouer avec nos émotions sans répit, dans un métrage où le rire, les larmes et l'horreur forment une osmose aussi bien menée qu'elle est ambiguë. Le rire devient une forme d'apocalypse comme dans ce passage dans le métro où les agresseurs se mettent à s'approcher d'Arthur en chantonnant Send in the Clowns, dans un métro aux éclairages défaillants et où les paroles se mêlent aux nuisances sonores alentours, face à un Arthur forcé à rire de par son handicap mais dont on sent la détresse sur le visage, alors que les agresseurs le joignent dans son rire, sous une forme plus moqueuse et surtout inquiétante. Jusqu'à l'acte d'Arthur qui agira non seulement comme signe annonciateur pour montrer qu'il existe bel et bien, mais aussi comme coup de pied dans la fourmilière de Gotham, génératrice d'un mouvement qu'Arthur n'avait sûrement pas en tête.


Le moment où Gotham commence à progressivement tourner à l'émeute, alors que dehors, selon les mots mêmes d'Arthur, ça devenait déjà de plus en plus la folie. Jusqu'à atteindre une forme de non-retour au moment où Arthur, désormais Joker, pousse son cri face à Murray au cours de son talk-show. Beaucoup ont vu le film comme une sorte d'apologie de la violence envers les riches, ce que je trouverais assez bizarre venant d'un film produit par un gros studio avec de tels noms à la barre. Je pense que le film est surtout une représentation fictive mais proche du réel de la fine frontière entre l'ordre et le chaos, et que le Joker est surtout l'étincelle qui déclenchera le second pour qu'il prenne le pas sur le premier. Et ce, si l'on continue de garder notre train de vie consistant à ignorer les laissés pour compte comme Arthur, il n'est pas improbable de voir quelqu'un qui comme lui poussera une partie à se soulever dans la violence. D'autant que l'on parle du Joker, que le métrage est filmé à son point de vue, une vision chaotique du monde qu'il a toujours revendiqué dans d'autres adaptations, comme évidemment dans The Dark Knight.


Le point fort du film vient de nous faire nous attacher à ce personnage sans pour autant faire passer ses actes comme héroïques ou comme la chose à faire (ce qu'avait aussi fait Martin Scorsese avec ses anti-héros comme dans notamment Les Affranchis). Nous sommes dans une vision fictive, dans une société qui était déjà bien proche du chaos sans lui, le Joker a simplement été la pichenette qui a permis le soulèvement qui était jusque là contenu telle une bombe à retardement prête à sauter à tout bout de champ. Ledger disait bien dans The Dark Knight : "Madness, as you know, is like gravity. All it takes is a little push". Au final, le message du film me paraît plus important que le bête "les riches sont méchants et l'humain n'a aucune chance de rédemption". C'est la façon du film de nous dire que nous avons quelques changements à faire, tout en nous mettant le nez dans ce qu'on ne veut pas voir, ce qui est d'autant plus percutant.


Et c'est après un passage d'émeute constituant me concernant l'un des moments les plus marquants que j'ai vus dans une salle de cinéma, avec un Arthur affirmant enfin son existence sur les feux de la rampe dans une chorégraphie qui serre le cœur, précédant un plan final signalant définitivement la naissance du clown prince du crime que nous connaissons tous, trouvant sa marque dans l'horreur et la comédie, que je suis ressorti du film avec l'impression d'avoir pris le poing de Rocky Balboa dans l'estomac. Ma passion pour le personnage du Joker en général ainsi que mon amour pour la force du cinéma ont tous deux été plus que comblés. Il y aurait encore beaucoup à dire mais je vais me contenter de l'essentiel : le Joker a cela de fascinant qu'il a eu tellement de représentations variées pour le mettre en avant, et je ne pensais pas dire ça un jour mais celle du réalisateur de Very Bad Trip est tout aussi cohérente qu'absolument magistrale.


Et surtout n'oubliez pas : That's l...

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le 16 oct. 2019

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Nick_Cortex

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