Sourire rouge sang sur le Mont du Calvaire


Vous n'aurez jamais vu Gotham si laide !



Les éboueurs sont en grève mais n'obtiennent rien. Les poubelles vomissent à tout coin de rue. Les rats pullulent ; et la précarité, la misère. Les malades ne se soignent plus. Les institutions censées soigner voient leurs fonds coupés. Et les gens ont peur. Et les gens sont méchants. Aucun service public ne fonctionne, si ce n'est un métro sordide où se massent de pauvres hères qui chaque jour, tôt matin puis tard le soir, s'y tassent amers pour faire la navette entre leur fange d'esclaves et la cité aux gratte-ciels des seigneurs qu'ils servent.


Le seigneur des seigneurs, Thomas Wayne, sera maire bientôt. Il est grand, il est fort, sûr de l'admiration qui lui est due et qu'il obtient, comme se doivent d'être les hommes de sa race et de son rang. Il pisse dans les ors pendant que les naufragés qui l'admirent vivent dans leur merde. Il va au théâtre, ou bien rire devant un film que l'on fait projeter dans une salle d'opéra pendant que dehors une émeute gronde, calfeutré avec les siens derrière des barreaux ouvragés et derrière une police à laquelle il mandate de rendre leurs coups aux gens qu'il a livrés au malheur.


Mais cette fois, ce n'est pas l'histoire d'un Wayne.
Sans doute l'époque le réclamait-elle : cette fois, c'est l'histoire vue du bas des ors, depuis la fange. Cette fois, c'est l'histoire des rebuts. Et c'est étrange, mais il aura fallu cela pour que je réalise ce qui était pourtant une évidence : à savoir que cette histoire qu'on nous a racontée tant de fois à travers les yeux de Bruce – l'histoire d'un brave milliardaire et de sa femme lâchement assassinés devant leur fils au fond d'une ruelle glauque par un désœuvré qu'animaient la bêtise, l'impuissance et la jalousie – ne pouvait qu'être l'histoire telle que la raconteraient des maîtres. Il fallait à cette histoire son contrechamp, du point de vue des malheureux : là où le brave homme apparaîtrait pour le ploutocrate odieux qu'il était, et la masse des désœuvrés, son œuvre.



Litanie à l'attention des malheureux



Gotham ici est plus qu'un décor : elle est la continuation physique, à l'écran, de l'effondrement mental que le film raconte. L'extériorité physique de la ville et l'intériorité psychique d'Arthur Fleck pourrissent ensemble, au même rythme, dans les mêmes teintes avariées, le long d'une bande originale pensée à la façon d'une litanie lente, à vous infuser la mort dans l'âme.


Peut-être est-ce là ce qui m'a le plus surpris, dans Joker : tout semblait indiquer qu'il s'agirait d'une histoire de chenille ratée rentrant dans son cocon pour en sortir papillon du crime. Et je craignais une telle histoire. J'en préfigurais d'avance le cynisme. Raconter l'histoire d'un raté pour ne pas savoir en faire autre chose à terme qu'un vainqueur victorieux des vainqueurs qui jusque-là le piétinaient, ce n'est déjà plus raconter l'histoire du raté : c'est raconter l'histoire d'une victoire. Et par là, c'est perpétuer le paradigme même que toute histoire de raté se devrait de subvertir : celui du succès, dont le raté est la créature en tant qu'il n'existe que parce qu'il en est le rebut.


Or, rien de tel. Le film n'est pas l'histoire d'un succès. Il ne raconte pas la revanche d'un raté contre une société rendue de façon homogène coupable de son malheur. Ce qu'il raconte, c'est la déchéance du plus brisé des malheureux au milieu d'un océan de malheureux. Un être qui, à la croisée de toutes les misères pensables (pauvreté, maladie, solitude, humiliation quotidienne, maltraitance infantile...) finit acculé dos à l'extrémité où un être humain ne peut plus ne pas rompre, devient alors monstre et retourne la violence longtemps endurée y compris contre d'autres aussi brimés ou malades que lui.


Joker est une marche funèbre, noire et triste. D'une tristesse sans réconfort, d'une noirceur presque trop radicale pour être tout à fait supportable, si tant est qu'on sache y éprouver quelque chose d'un abîme au-dessus duquel le mal-être nous ait déjà nous-même suspendu. Auquel cas, ça n'est rien moins que le mal-être fait film. Et s'il semble déjà acquis à ce stade qu'il s'agit d'une œuvre qui va marquer son genre et parler très fort à toute une palette de gens pour toute une palette de raisons différentes, sans doute est-ce d'abord parce que ce que cela a à dire de la souffrance sociale est dit d'une façon qui rentre entre la chair et l'os.


Le sentiment de désolation qu'égrène la musique d'Hildur Guðnadóttir (lancinante comme pouvaient l'être les plus belles compositions de Jóhann Jóhannsson) y a sa part. La présence poisseuse de la matière urbaine et des corps humains tels que Todd Phillips a choisi de les rendre tangibles par la proximité des plans et par des focales longues qui resserrent l'espace de façon étouffante, y ont la leur. Mais la part la plus frappante va à l'interprétation de Joaquin Phoenix, qui est inqualifiable.


À la vue de ce corps émacié, comme en mue, déformé par la douleur, il me venait l'impression à la façon de chez Kafka d'assister aux soubresauts d'un être qui ne saurait plus tout à fait s'il est encore un homme ou s'il est devenu un insecte, une blatte ou un monstre. Quelque chose de cet ordre encore a lieu dans la terreur absolue qui saisit ses yeux lorsque son personnage, qui souffre d'une lésion cérébrale, est atteint de crises de rire sans joie qu'il ne peut réprimer.


Quelque chose de cet ordre, toujours, lorsqu'il entreprend de ces étranges, délicates, douloureuses danses pendant lesquelles il semble suspendre quelques instants le cours du monde qui l'écrase et rentrer au-dedans de lui-même, dans un asile de grâce maladive.


Arthur Fleck est un clown qu'on pourrait nommer Tristesse. Il embarrasse les gens lorsqu'il voudrait faire rire, gêne quand il essaie d'être poli, effraie quand il veut être attentionné. Il vit tel un enfant de dix ans, raccroché aux mots d'amour d'une mère avec laquelle il vit seul, à se fantasmer dans un animateur d'émission célèbre un père de substitution qui le ferait applaudir par le public en lui disant qu'il est un bon garçon, ou dans une jeune femme qui vit à l'autre bout du couloir une histoire d'amour qui le console... couches de réconfort misérables qui, bien sûr, s'effondreront une à une.


Et si j'ai pu, personnellement, regretter à l'occasion que le film s'encombre de quelques lourdeurs surexplicatives...


— Lorsqu'Arthur découvre dans le dossier médical de sa mère qu'elle l'a laissé battre petit, et que c'est à cela qu'il doit sa lésion et son handicap, ou lorsque la jeune femme de l'appartement voisin nous fait comprendre à ses pauvres yeux terrifiés et à un «monsieur» tremblant qu'elle ne connaît pas cet homme sur son canapé et que toute la relation que nous avions vue jusque-là naître entre eux deux était fantasmée par Arthur, n'aurait-il pas été plus fort de focaliser sur les émotions présentes des personnages, laisser faire le poids du silence, plutôt que de s'assurer que nous ayons bien compris par des flashbacks chargés d'établir le plus explicitement possible de la continuité rétroactive ? —


... néanmoins le sentiment qui domine à la fin du visionnage est une sorte de stupéfaction face à l'absolue noirceur du récit, et face au fait qu'un studio si prompt que l'est Warner à parasiter les processus créatifs de ses cinéastes pour tout affadir et tout rendre insignifiant, ait pu trouver l'audace de laisser librement mener un projet pareil.


Rien dans cette histoire (ultime métamorphose comprise) n'est jamais triomphal. Lorsque çà et là, un instant, on croit que ce pourrait le devenir, c'est de façon si dérisoire, si pathétique, si amère, que cela ne ressemble déjà plus qu'à la peau morte d'un triomphe.


Même juché sur cette voiture avec son sourire de sang devant la foule des émeutiers qui l'acclament, finalement, qui est Arthur ? Il n'est personne. Tout au plus une icône de l'humiliation qui, le temps d'un soir, est parvenue à faire mot d'ordre chez les humiliés. Un roi des clowns, étendard des malheureux, plus éclatant Rien au royaume des Riens. Sorte de crucifié sur un Mont du Calvaire sans Dieu.



Laisser le rebut dire qu'il a mal



Il est à remarquer que ce Joker (c'est peut-être le geste le plus essentiel du film) est un personnage aux réflexions profondément puériles et inconsistantes. Il n'est ni un théoricien du chaos comme l'était le Joker de Nolan, ni un théoricien de la performance comme l'était le Joker de Burton. Il n'est théoricien de rien du tout. D'ailleurs lui-même l'affirme : il n'est pas politique. Quand vient ce qui aurait dû être son moment de gloire – une invitation en plateau dans son émission de télévision préférée – son attitude est toujours fragile, le peu de mots qu'il parvient à articuler décousu, hésitant, sans envergure... et encore, venu le moment de lancer son grand cri, sa voix s'étouffe dans son gosier.


La compréhension qu'il a de son malheur se limite de façon infantile à ses facteurs immédiats. Les causes plus déterminantes lui échappent, parce qu'elles sont plus éloignées. Lorsqu'il se retrouve par intrusion au milieu de la caste des seigneurs dans leurs ors – ceux-là mêmes qui laissent croupir les rues, mourir sa mère et le privent lui aussi de soins – il est d'abord émerveillé par le raffinement de leur art, par la beauté de leurs intérieurs. Pas en colère contre leur indécence ou leur iniquité, non. Émerveillé.


Sa rage meurtrière, à qui la réserve-t-il ?


À quelques valets insignifiants qui avaient contracté l'arrogance et la violence des seigneurs sans avoir leur pouvoir. À un amuseur public chargé de faire rire les masses de leurs malheurs pour les leur rendre plus vivables, parce qu'il s'est moqué de lui à une heure de grande écoute. À quelques autres malheureux que la précarité ou la maladie avaient rendus abjects à son égard mais en qui il avait, au fond, des semblables bien plus que des oppresseurs.


Alors ce Joker, qu'on veuille y lire un rebut, un malade, une victime, un bourreau, héraut des opprimés ou lie de l'humanité, n'ayant aucun discours pertinent à tenir face à son public, pose un acte à la place. Un acte de mort, mis en scène sans effet, dans l'atroce et crue banalité de la violence. Mais un acte surtout qui soit capable de dire l'irréductible, irrémédiable vérité qui lui importe, peut-être la seule qu'il soit encore capable de sentir tant elle a recouvert les autres : il a mal.


Or c'est déjà une vérité bien encombrante et peu confortable, en soi, que l'idée qu'un creep de ce genre ait mal. Que sa douleur et, de là, sa perspective sur le réel puissent être dites, qu'elles puissent mériter qu'on les montre et qu'on les voie, est loin d'aller de soi. Qui en a quoi que ce soit à foutre de ce qu'un mec de ce genre pense, de ce qu'il vit, de ce qu'il souffre ?


Le creep, c'est cette espèce particulière de rebut dont on a envie de penser qu'il doit bien mériter un peu son calvaire. Voyez comme il est gênant, comme il est inadapté, comme il est ridicule ! Il ne sait pas se tenir. Il en fait trop. Au point qu'il en devient suspicieux : à tout moment, de ridicule, il pourrait basculer dangereux. Pathétique est un mot qu'on consent volontiers à lui attribuer, à condition que par là on entende le dégoût et pas la compassion. Du reste, on ne veut rien savoir de plus : son existence n'est admise que pour en rire tant qu'elle est ridicule et pour la vomir sitôt qu'elle menace de devenir plus que ça. Parce qu'entre gens bien, on se rassure, on se valide en se moquant du creep... et tant pis si c'est précisément par ces humiliations qu'on l'engendre. Il est bon qu'on l'engendre. Cela donne au groupe de quoi se réjouir qu'on ne soit pas comme lui.


Mais montrer comme nos humiliations lui font mal est gênant : cela gâche le rire. Cela empêche de s'entre-valider la conscience tranquille et de trouver notre méchanceté vertueuse – c'est qu'on se trouve toujours vertueux à être abject avec quelqu'un dont on estime qu'il le mérite. Pire, cela pourrait nous rappeler qu'en dépit des clôtures qu'érigent nos railleries, il est notre semblable, et qu'en lui, ce que nous ridiculisons – ce qui nous terrifie et nous répugne – c'est l'image de la déchéance où nous entrevoyons qu'il eût été possible que le malheur nous jette, nous, si nous avions été à sa place.



Que le malheur rend laid



Il faudra donc nier qu'il a mal. Nier qu'il puisse être une victime puisqu'il n'en a pas les attributs. C'est qu'une victime, il faut que ce soit innocent, non ? Il faut que ce soit aimable ! N'est-ce pas par là qu'on la distingue du bourreau ? Nous sommes prêts à nous gonfler d'orgueil et de grandeur d'âme en offrant notre compassion aux malheureux si longtemps que les malheureux restent purs des sévices qu'ils subissent. Autrement dit : si longtemps qu'ils dressent de notre souffrance possible une image présentable.


Mais il n'est pas vrai que les victimes soient pures de ce qu'elles subissent. Laissez-les assez au contact de la violence, vous les en contaminez. Le désir d'exercer la violence en retour les rendra mal-aimables et, bien assez tôt, de victimes, elles voudront devenir bourreaux de leurs bourreaux – ou, plus tragiquement, bourreaux de ceux qu'elles croient, à tort parfois, être leurs bourreaux. Les plaies rendent laid.


Simone Weil notait dans un de ses cahiers, au détour d'une note qui se trouverait plus tard dans La pesanteur et la grâce :



Le contact avec le glaive comporte la même souillure, qu'il se fasse du côté de la poignée ou du côté de la pointe.



Les plus malheureux des malheureux sont hideux, et c'est pourquoi leur vue est difficile à soutenir. Aussi tendons-nous, ou bien à nier leur laideur pour admirer en eux des malheureux magnifiques auxquels nous nous sentions bons de nous identifier ; ou bien à nier leur malheur pour mépriser en eux des sous-êtres sans âme, à peine plus que des choses, nettement moins que des hommes, et nous nous sentons bons de les mépriser. Ce faisant, dans les deux cas – que nous faisions mine de croire qu'un être peut subir le malheur sans en être altéré, ou que nous faisions mine de croire qu'un être peut être né pour le malheur et le mériter – nous mentons.


La grandeur de ce film réside en ce qu'il ne commet ni l'un ni l'autre de ces deux mensonges. Il dépeint un être jeté au dernier degré du malheur, à l'extrême limite où un homme menace de devenir une chose, monstre ou cadavre, sans toutefois avoir encore cessé d'être un homme, et de là parvient à ne pas glorifier sa violence, ni mépriser sa faiblesse.


Seules les œuvres douées de grâce font cela.

trineor
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le 5 oct. 2019

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