Joker est un avertissement ludique et une accusation cinématographique

Mettre en scène les origines d'un vilain de bande-dessinée comme le Joker n'était pas un pari facile à relever, étant donné que ce dernier a la particularité de ne pas en posséder et que ce qui le définit, c'est sa folie malsaine, son excentricité délirante et sa psyché insaisissable. Si vous ajoutez à cela l'envie d'inscrire cette histoire dans une société si réaliste qu'elle ressemble en tout point à la notre, et vous obtenez un défi encore plus périlleux et suicidaire qu'un visionnage de Suicide Squad durant dix heures d'affilées.


Je ne vais pas créer un faux suspense sur mon avis global : j'ai beaucoup aimé ce film. Et je ne vais pas non plus énumérer les éléments cinématographiques qui en font une œuvre de grande qualité, comme sa photographie millimétrée, son scénario ingénieux et tordu, sa réalisation maîtrisée de bout en bout, la mise en scène des moments clés, le puissant jeu d'acteur du phénix (la naissance du Joker se fait dans un costume rouge et entouré de flammes, délicieuse coïncidence ou facétieux clin d’œil au nom de l'acteur ?) ou la bande-originale que j'écoute tous les jours depuis mon visionnage. Je laisse ce rôle à ceux qui ont fait des études pour ça. Le point que je souhaite développer et qui m'a incité à rédiger une critique est le suivant : Joker est un avertissement ludique et une accusation cinématographique.


Le réalisateur nous envoie un constat simple et clownement efficace au visage : si un jour, ou plutôt une nuit d'émeute, un Joker apparaît, il est probable que nous ayons une part de responsabilité et que nous n'ayons plus aucun joker dans la main. Mais ce n'est pas aussi simple. L'idée n'est pas d'offrir sur un plateau d'argent une légitimité immorale aux tueurs de masse comme les bas du front pourraient le penser. Ce film met en scène la laideur quotidienne des humains en apparence civilisés. Il dévoile aux yeux de tous ce que j'appelle les "monstres ordinaires". Ce sont tous ces gens qui nuisent quotidiennement à la société, au bien commun, aux individus qu'ils croisent dans les transports en commun. Ils agressent les autres par leurs mots en éructant dans le métro, ils imposent à tous leur égoïsme sur la route en mettant en danger la vie de tous, ils étouffent les humbles de leur existence par des attitudes et phrases sangsues. Ils piétinent les plus faibles de leur talon aiguille empoisonné, car piétiner les plus faibles comme ils le font, s'ils s'y prennent avec suffisamment de doigté, n'est pas condamnable par la loi. Ce n'est même pas visible pour le commun des mortels, il n'y a que la victime qui subit qui le voit. Arthur Fleck n'est ni un héros, ni un anti-héros. Il vit dans un monde où il n'y a que des vilains. Batman n'est pas encore né durant les évènements narrés, et quand bien même cela aurait été le cas : il n'aurait même pas entraperçu la détresse du protagoniste.


Arthur Fleck a été "cassé" physiquement et mentalement dans la tête durant son enfance, par ceux qui auraient dû le rendre a contrario plus solide. Arthur Fleck a été brisé en allant au travail, brisé sur son lieu de travail, brisé en rentrant du travail. Arthur Fleck a été abandonné par ceux qui sont rémunérés pour écouter les plus vulnérables, il a été délaissé par une société qui a oublié son rôle premier, celui de protéger ses citoyens. Arthur Fleck a été anéanti et accablé par ses figures paternelles, d'abord par celui qu'il pensait être son vrai père, qui ne lui a offert comme seule marque d'affection qu'un poing fermé s'éclatant sur son nez. Puis par celui qu'il idéalisait et voyait comme un modèle, celui qu'il nommait affectueusement Murray, il a été humilié publiquement aux yeux de tout un pays alors qu'il espérait enfin une consécration. Car lui, il pensait que contrairement aux autres, il était gentil. Sans tous ces attentats ciblant uniquement sa propre personne que nul ne voyait comme tels, peut-être qu'Arthur Fleck serait devenu un véritable artiste ? Un danseur, un chanteur, un comédien ou tout simplement un comique, qui sait rire avec les autres et pas en décalage et donc seul, qui sait provoquer le rire chez les autres mais pas à son insu et donc contre lui.


Todd Phillips avertit le quidam qui pourrait se sentir viser par ces accusations : ne prenez pas à la légère vos propres exactions. Arrêtez d'écraser les plus démunis qui font l'effort de vous côtoyer, cessez d'insulter les (vrais) marginaux qui le sont malgré eux. Vous n'êtes pas invincibles et la violence peut jaillir d'un volcan endormi depuis un millénaire et tout engloutir sans plus aucune distinction ou nuance. Les monstres ordinaires peuvent donner naissance à un monstre extraordinaire. Ce n'est pas une incitation à prendre les armes adressée aux individus les plus fragiles d'esprit, mais une injonction aux "normaux" à prendre en compte les autres, y compris ceux qu'ils pensent pouvoir piétiner sans avoir de compte à rendre, ceux pour qui subir ce monde est déjà un sacerdoce en soi et dont la récompense est encore plus incertaine que l'existence d'une vie après la mort.


C'est à chacun de nous de pas donner une origine au Joker.

Cristaleus
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le 27 oct. 2019

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