Note d'introduction: bien que j'ai souhaité éviter tout spoil significatif sur le scénario, la présente critique ne peut faire fi de certains éléments de l'histoire. Afin qu'ils ne se voient pas révéler - inconsciemment ou implicitement d'ailleurs - des instants clés du film, et que la surprise soit gardée intacte, je conseille vivement aux lecteurs de ne découvrir cette critique qu'après avoir vu Julieta.


Grand admirateur de l'œuvre du réalisateur espagnol Pedro Almodovar, de Femmes au bord de la crise de nerfs à Volver, en passant par le sublime Talons aiguilles, le bouleversant Tout sur ma mère et le magnifique Parle avec elle, de cet amour et de ce respect de la Femme qui transparaissent à chaque image diffusée sur l'écran, de cette folie mêlée de fulgurances et d'invraisemblances dans lesquelles on tombe les deux pieds joints, de cet indescriptible génie qui parvient à susciter en nous rires et larmes à quelques secondes d'intervalle, autant dire que j'attendais avec impatience de découvrir "Julieta", le nouveau bijou de ce grand artiste du cinéma mondial qu'est Almodovar.


Comment trouver les mots pour décrire les sensations que procurent la vision de ce film à la fois si particulière et si inscrite dans la continuité de l'œuvre de son réalisateur? Comment restituer les émotions qui traversent le spectateur plongé dans la complexité des relations entre une mère et sa fille, dont la disparition inopinée de cette dernière a plongé la première dans le désarroi et dans une sorte de fragile deuil duquel elle se trouve violemment et subitement extraite par une rencontre inattendue avec ce passé qu'elle tentait d'oublier? Quels mots utiliser pour décrire cette histoire qui met du temps à vous quitter lorsque vous sortez de cette salle unique de Saint-Germain-des-Prés (ou d'ailleurs), traversant l'air absent les rues de Paris ou d'ailleurs, et qui suscite en vous un profond bouleversement et une rare émotion? Comment restituer cette tension latente, subreptice, émanant de ce récit violent et complexe? Où sont les mots, où est le verbe pour évoquer Julieta?


Du temps, il en faut pour laisser mûrir en nous la subtilité de l'histoire de Julieta qui, un beau jour ensoleillé madrilène, alors qu'elle s'apprête à quitter la ville afin de suivre son compagnon au Portugal et tourner une nouvelle page de sa vie, se retrouve inopinément confrontée à son passer lorsqu'elle croise Beatriz, la meilleure amie d'enfance de sa fille Antia, dont sa mère n'a plus de nouvelles depuis douze ans. Alors qu'on essaie d'en faire fi, les démons finissent toujours par resurgir et retrouver notre chemin. Le destin bascule à nouveau, la sombreur s'empare de l'héroïne, une reconstruction (encore faudrait-il qu'elle se soit entièrement opérée) si difficile pour un effondrement soudain et pernicieux. Comme les coups de la vie sont imprévisibles et irrésistibles! Vient le temps du recommencement, de l'éternel retour d'un indépassable drame qui emporte tout sur son passage: amour, projet de vie, nouveau départ... Voici Julieta, malgré elle, sur les traces d'un passé qu'elle subit, attirée par ce dernier tel un aimant, avançant l'air hagard et perdu vers son ancien appartement, celui qu'elle occupait jadis avec sa fille, sous les yeux interrogatifs de ce compagnon qu'elle ne voit pas la suivre. C'est alors qu'un soir, recollant les morceaux d'une photo déchirée, elle s'assit à son bureau, ouvrit des pages blanches et se mit à les noircir, innarêtable, se livrant à sa fille comme elle ne l'a jamais fait.


Le film poignant, tragique, de la vie de Julieta s'offre de nouveau à son regard, tout comme Almodovar, à travers l'art qui est le sien, l'offre magnifiquement au nôtre, sous le prisme des couleurs de Jean-Claude Larrieu (le directeur photo). Sa vie, c'est l'échappatoire à une rencontre ambiguë dans un train de nuit, l'étrange course d'un cerf sous les fenêtres de ce dernier, l'arrêt dans un wagon-bar lugubre et vide, si ce n'est la présence de ce beau et ténébreux brun..Elle est jeune professeure de philologie venant de terminer un remplacement en lycée. Il est pêcheur dans un village galicien, marié à une femme plongée dans un irréversible coma, et s'appelle Xoan. La conversation entre les deux âmes esseulées s'engage. Puis le train s'arrête violemment en pleine trajectoire, comme si le destin s'avérait dès lors prémonitoire de la destinée des jeunes gens qui, confrontés à une inattendue et culpabilisante (pour l'héroïne) tragédie, verront leurs corps s'effleurer, jusqu'à ce que vint l'instant passionnel et charnel de l'étreinte, non pas de celles passagères et fugaces, mais de celles qui marquent un commencement, la conception réciproque d'un Amour éternel et tragique. Elle le rejoint rapidement dans son village, accueillie froidement par une gouvernante psycho-rigide aux intentions occultes (et incarnée à la perfection par la délurée Rossy de Palma) et regrettant amèrement la maîtresse des lieux, dont la disparition marque un tragique continuum. Nul ne peut arrêter le destin, aussi parsemé soit-il de clémentes vagues ou, a contrario, de turpitudes insurmontables sur l'instant. Les deux amants se retrouvent dans la maison incessamment frappée des vagues de l'Atlantique, Amour et sensualité ayant pris racine dans les cœurs et dans les corps impatients. Puis l'heureux événement. La petite s'appellera Antia. Grandira entourée de l'amour parental et de l'affection (sincère?) de la gouvernante. Assistera à la sous-jacence des tensions. Atteindra l'âge de contester son départ en colonie de vacances, préférant aller pêcher avec le père, mais forcée par la mère. Il fallut juste que le destin s'en mêle, inopinément, pernicieusement, tragiquement.


Ruptures. Vient alors le temps de la (re) construction d'une femme abandonnée à son désespoir et de sa fille en train de devenir femme, forcée de mûrir précocement par la force des choses, gardant la face de l'extérieur alors qu'elle est ravagée de l'intérieur, se sentant délaissée par une mère non pas égoïstement centrée sur sa personne, mais délestée malgré elle de sa conscience de son environnement extérieur et du désarroi d'Antia. La violence du choc est subi par les deux, Julieta se sentant coupable des mots échangés avec Xoan, la fille intériorisant ses propres maux et s'acharnant à relever une mère effondrée, au propre comme au figuré, avec l'aide de Bea, la meilleure amie (et plus si affinités?) sceau des retrouvailles avec le passé dramatique, celui qu'on tente d'oublier mais qui resurgit dès que s'en présente l'occasion. Les années passent, les esprits et les visages changent. Antia s'aventure alors dans une retraite spirituelle à travers les Pyrénées, nécessaire à ses retrouvailles avec elle-même, une affaire de quelques semaines dit-elle à sa mère dubitative et perplexe, comme si un indescriptible pressentiment se signalait à son instinct. Les semaines passent et, tel le cours de sa vie, Julieta emprunte les chemins tortueux des routes pyrénéennes pour retrouver Antia. C'est une fin de non-recevoir. Nouvel abandon, nouveau coup pervers et inopiné du destin acharné. La fille ne veut plus voir la mère. Les explications, parcimonieuses, sont délivrées par un tiers. Sensation d'abandon et de délaissement. Besoin d'écoute non-assouvi. Et transmission du poids de la culpabilité.


Remonter le fil de l'histoire bouleversante de cette femme rongée par ses "culpabilités laïques" (dixit Almodovar lui-même lors de l'inoubliable rencontre organisée par les Fauvettes) revient à dénouer le mystère, reconstituer le puzzle d'une cassure a priori irréversible. Comment Julieta, bien que victime des turpitudes de la vie, a-t-elle bien pu passer à côté de sa fille, de la culpabilité de cette dernière? Si ce jour-là, elle avait tenu tête à sa mère. Si, ce jour-là, la mère avait cédé à sa fille. Si, cet après-midi tempétueux, elle n'avait pas échangé de durs mots avec lui. Si, ce sombre après-midi, la tempête ne s'était pas abattue sur cette maison, et sur la côte galicienne. Avec des "si", on refait le monde, on réécrit l'histoire aussi bien globale que la sienne propre, mais le destin est ce qu'il est. Tuer la mère et rompre avec son histoire et son environnement reviennent pour Antia à un exutoire de sa culpabilité, mais également de celle qu'elle considère comme appartenant aux proches (la mère, la meilleure amie du père). Pour Julieta, écrire cette lettre à Antia revient à dévoiler l'intime, lever le voile sur les fantômes du passé, révéler les non-dits passés sous silence porque era une niña, porque [le] resultaba demasiado doloroso, o por simple podor.


Le temps court, celui de la maturation passe, indicible. Pour Julieta, vient le temps de mettre les mots sur les maux, les incompréhensions, à se lancer à corps perdu dans la quête de la Vérité, celle à laquelle elle n'avait pas été confrontée jusqu'alors tout comme celle qu'elle ne s'est que tardivement avouée, faute de volonté, de discernement ou d'intelligibilité. Rien de plus complexe que les relations humaines. Aussi proches soient-elles (et liées par les liens du sang), mère et fille s'avèrent les victimes, dans leur mutuelle incompréhension bien que teintée d'amour et dénuée d'agressivité, du tragique destin qui les lie à jamais (mais également de mal-intentions), l'histoire se répétant parfois malgré nous, êtres humains et (parfois) doués de raison. Pour autant, bien qu'absente, Antia ne cesse de poursuivre sa mère, envoyant subrepticement des messages en dépit de son propre chef, les rencontres avec le passé (et le présent) permettant de faire remonter à la surface certains non-dits, l'expression d'un mal-être et le poids devenu trop lourd de la culpabilité. Face aux affres de la fatalité, la rationalisation est un passage légitime, qui s'exprime ici sous la forme de cette culpabilité ressentie par Julieta et Antia. Mais les années s'écoulent, n'enlevant rien à ce poids non verbalisé, les distances semblant devenues insurmontables.


"Dis, quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ? Que tout le temps qui passe, ne se rattrape guère... Que tout le temps perdu, ne se rattrape plus..." chantait Barbara en 1964. Mais pour autant, n'est-il jamais trop tard, comme le dit un certain adage? Vaste sujet auquel nous livre magistralement et subtilement Pedro Almodovar, dans une oeuvre à la fois si sombre mais si lumineuse, à la tonalité si particulière, évacuant cette fois toute extravagance et excentricité au profit d'une maturité délicate, posée, mais si profonde, si bouleversante. Julieta se révèle assurément atypique dans l'oeuvre exceptionnelle de son auteur, mais s'inscrit tellement dans le continuum de l'évocation des relations parent-enfant initié par Talons aiguilles, poursuivi avec Tout sur ma mère et Volver, tout en étant - mais faut-il seulement le dire tellement cela va de soi chez Almodovar - magnifiquement porté par Emma Suarez et Adriana Ugarte, toutes deux se partageant les années à la fois lumineuses et sombres vécues par Julieta. Un mois a quasiment passé depuis la découverte du film, en ce jeudi après-midi du mois de mai, dans l'unique salle de l'Etoile Saint-Germain, et le souvenir de "Julieta" ne cesse de me hanter...

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le 14 juin 2016

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