Cet article contient des spoilers.
Dans son célèbre essai « De la démocratie en Amérique », Alexis de Tocqueville nous livre ceci:
Il n’est presque pas de question politique, aux Etats-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire. De là, l’obligation où se trouvent les partis, dans leur polémique journalière, d’emprunter à la justice ses idées et son langage. La plupart des hommes publics étant, ou ayant d’ailleurs été des légistes, font passer dans le maniement des affaires les usages et le tour d’idées qui leur sont propres. Le jury achève d’y familiariser toutes les classes. La langue judiciaire devient ainsi, en quelque sorte, la langue vulgaire: l’esprit légiste, né dans l’intérieur des écoles et des tribunaux, se répand donc peu à peu au delà de leur enceinte: il s’infiltre pour ainsi dire dans toute la société, il descend dans les derniers rangs, et le peuple tout entier finit par contracter une partie des habitudes et des goûts du magistrat.
Cette singularité de la démocratie des Etats-Unis d’Amérique, centrée sur une philosophie différente de la nôtre du pouvoir judiciaire et de la règle de droit, se reflète dans les oeuvres de fiction. A commencer par ces romans policiers qu’on appelle thrillers juridiques et dont le suspens a pour ressort la procédure pénale propice à toutes sortes de chausse-trappes et de possibilités de rebondissements. « La Firme » de John Grisham ou « La Défense Lincoln » de Michael Connelly en sont deux illustrations parmi d’autres. Une telle approche n’étant de loin pas l’apanage de la littérature policière en France, on ne résistera pas au plaisir d’évoquer ici une brillante exception que l’on doit à Tristan Bernard. Dans son recueil de nouvelles « Amants et voleurs » paru en 1905 figure « L’alibi « dont la surprise finale repose tout entière sur le jeu cynique des délais de prescription. Mais revenons outre-atlantique où le cinéma lui-aussi s’est invité dans les tribunaux, adoptant à son tour, dans toute sa rectitude, la langue judiciaire. Viennent spontanément à l’esprit tous ces films inoubliables devenus désormais des classiques. En vrac quelques titres: « Autopsie d’un meurtre « , « Témoin à charge », « Douze hommes en colère », « Le procès Paradine », tournés respectivement par Otto Preminger, Billy Wilder, Sidney Lumet et Alfred Hitchcock. Autant de réalisations qui restent inscrites dans la mémoire des cinéphiles mais qui ont aussi réussi à intéresser les juristes. Dernier en date, Thibault de Ravel d’Escaplon, maître de conférence à l’université de Strasbourg qui vient de faire paraitre chez Dalloz « La justice au cinéma », passionnante étude qui démontre, à travers vingt longs-métrages, tout l’intérêt que revêt le cinéma quand il se saisit de la justice. Pour reprendre les mots de l’auteur « le septième art explique, décrypte, analyse et dénonce ».
Dans cette lignée prestigieuse de réalisateurs cités précédemment manquait un nom, celui de Clint Eastwood. Avec « Juré N° 2 » cette omission est désormais réparée.
Cette dernière oeuvre de Clint Eastwood que l’on espère n’être point l’ultime, présente une double singularité par rapport à celles de ses prédécesseurs.
La première tient au fait que l’auteur de l’homicide commis au bord d’une route isolée n’est aucunement celui qui comparait au banc des accusés mais l’un des membres du jury, Justin Kemp, le juré n°2. La deuxième vient de ce que le procès qui s’ouvre ici n’est pas limité à la seule salle d’audience mais va se dérouler à trois niveaux, dans le prétoire bien sûr, dans la chambre des délibérations, et dans le for intérieur d’au moins deux protagonistes. De là un triple regard susceptible d’être porté sur le film, avec comme boussole cette phrase prononcée par l’un des protagonistes, "la justice c’est la vérité en marche".
Si caractéristiques du droit anglo-saxon, vont d’abord se succéder, comme il se doit, interrogatoires et contre-interrogatoires des différents témoins appelés à la barre. Résultat de ces auditions?
Au fil de celles-ci, seuls les yeux du juré n°2, et par là même ceux des spectateurs, se dessilleront peu à peu. La malheureuse Kendall Carter dont le corps sans vie a été retrouvé dans un fossé, n’a pas été tuée par son petit ami James Sythe connu pour sa violence mais heurtée mortellement par le véhicule que conduisait de nuit et sous une pluiebattante Justin Kemp. A sa décharge, compte tenu du manque totale de visibilité, il s’était sincèrement persuadé qu’il avait été percuté par un animal errant effrayé par l’orage. Pour autant il n’ira pas jusqu’à se dénoncer, choisissant de rester muet et de laisser se dérouler les débats tels qu’ils avaient été prévus. Mais ceux-ci ne pallieront pas son mutisme et ne parviendront pas davantage à atteindre ce qui pourtant est attendu d’eux, à savoir la manifestation de la vérité.
Le spectateur qui, lui, la connait, est dès lors pris à parti. La critique, en effet, fait mouche. Pour être précis, c’est moins celle de la cross - examination propre à la common law que celle des auxiliaires de justice censés la mettre en oeuvre. A commencer par l’avocat de la défense en passant par l’expert médical et les enquêteurs. Négligence, désinvolture, manque de professionnalisme, tels sont les mots qui viennent spontanément à l’esprit pour parler d’eux. Bref, une audience totalement bâclée. Passons donc à ce qui va se jouer au cours du délibéré. Le pire et le meilleur. Le meilleur tout d’abord. Remords, mauvaise conscience, ou sursaut moral, toujours est-il que Justin Kemp sera le seul, lors du premier tour de scrutin, à s’opposer à la culpabilité de James Sythe permettant ainsi la poursuite des débats en l’absence de l’unanimité requise. Autre heureuse surprise, dès la reprise des délibérations, en raison même du doute instillé par Justin Kemp, certains des jurés prendront désormais leur tâche à coeur. La première à donner l’exemple sera Keiko, une jeune étudiante en médecine. A l’inverse de ce qui a été exposé durant l’audience, elle proposera une explication tout autre de la mort de Kendall Carter. Cette dernière, selon elle, du fait de la particularité et de l’endroit de ses blessures, n’a pas pu succomber à la suite de coups portés contre elle mais plus vraisemblablement en conséquence d’un choc avec un véhicule. Thèse d’autant plus plausible qu’aucune arme du crime n’a été trouvée. Cette piste inédite ainsi mise en avant ne manquera pas d’être suivie par Harold Tchaikovsky, fleuriste de son état au moment de sa désignation comme juré mais auparavant enquêteur privé. S’affranchissant des règles procédurales qui régissent le jury, il n’hésitera pas à mener sa propre enquête comme naguère, palliant de la sorte les carences de ceux censés être des professionnels.
Cela le conduira sur les lieux du drame puis à se renseigner sur les véhicules ayant fait l’objet d’une réparation de leur carrosserie après la mort de Kendall Carter. Ces investigations clandestines si prêt du but n’iront pourtant pas jusqu’à leur terme. Et nous voilà ainsi confrontés au pire. Le repentir tardif du juré n°2 sera en effet de courte durée. Profitant de ce que Harold Tchaikovsky avait eu la faiblesse d’en faire son confident, il s’arrangera pour que les documents réunis par celui-ci tombent entre les mains du personnel du tribunal. Ce qui entrainera ipso facto son exclusion du jury. Envolée d’un coup l’hypothèse de l’accident de la circulation, retour à la case départ. Rebelote donc, mais cette fois-ci on n’aura droit qu’au pire. D’abord avec ceux des jurés qui, dès le début, voulaient au plus vite regagner leurs pénates et n’entendaient donc nullement perdre leur temps en vaines palabres. Alors et surtout qu’un coupable tout désigné leur était servi sur un plateau. Ensuite avec cet autre juré aveuglé par une colère inapaisé. Celle qu’a fait naitre la disparition de son frère, mort d’une overdose. Ainsi, il n’en démordra pas. Pour lui, James Sythe est coupable, forcément coupable, quelles que puissent être les failles d’un dossier mal ficelé. Le prévenu ne présente-t-il pas les tatouages distinctifs d’un fameux gang de trafiquants de drogue? Que chercher d’autre? La preuve est faite. Le pire enfin pour peu que l’on se penche un moment sur les résultats des votes qui ont conduit à retenir finalement la culpabilité de James Sythe. Rappelons que les jurés sont au nombre de douze et que leur verdict, pour être retenu, doit être adopté à l’unanimité. Il le sera au troisième tour de scrutin. Il aurait pu l’être dès le premier si, comme on le sait, il n’y avait pas eu la prise de position dissidente de Justin Kemp. Quoi qu’il en soit, du début à la fin, une belle constance dans l’aveuglement. D’autant plus rageante pour l’observateur extérieur que le deuxième tour avait suscité l’espoir avec une parfaite parité des voix, six contre six. A ce stade là du délibéré comment ne pas songer à « Match point » de Woody Allen? On se souvient sans doute de la voix off introduisant ainsi ce film: « Il arrive parfois que la balle frappe le dessus du filet et reste quelques instants en équilibre; avec un peu de chance elle passe, parfois elle ne passe pas et on perd ».
Pour Chris Wilton, ce jeune carriériste anglais, elle est passée et les deux homicides qu’il a commis resteront impunis. Pour James Sythe, pas de chance, la balle n’est pas passée après ce deuxième scrutin à l’issue duquel tout demeurait pourtant encore possible. Chance, hasard, coup de dés. Ce sont bien là les qualificatifs qui s’imposent en la circonstance tant il apparait que l’esprit légiste relevé par Tocqueville semble avoir déserté les enceintes des tribunaux pour laisser libre cours aux passions tristes.
Un regard assurément peu amène sur l’institution judiciaire. Mais avec un réalisateur qui a pour nom Eastwood, impossible qu’on en reste à un tableau aussi sombre. Et de fait, empruntant désormais d’autres voies, le procès va se poursuivre après la condamnation de James Sythe. Cette sentence en effet n’apportera pas la sérénité espérée à Justin Kemp. Comme si d’avoir échappé à la prison ne lui suffisait pas, il voudrait bénéficier de surcroit d’une totale absolution. Le délibéré ayant cependant été vidé, il sera donc son propre juge. Un juge pour le coup fort accommodant qui s’accordera de larges circonstances atténuantes après avoir mis en balance le comportement de James Sythe et le sien. De quel côté imagine-t-on que les plateaux ont finalement penché? En faveur d’un ancien délinquant toujours prompt à la violence ou d’un homme qui a réussi à surmonter son alcoolisme et qui bientôt deviendra père de famille ayant su se faire aimer d’une femme malgré son passé? Du second évidemment mais la réponse, il est vrai, était dans la question. Et cette réponse une fois formulée deviendra dorénavant parole
d’évangile pour Justin Kemp. Illustration à travers ce personnage des dérives possibles de la démocratie pressenties par Tocqueville, à savoir l’individualisme et l’égalitarisme conduisant à ce que chaque sujet devienne le seul pôle de la vérité. C’est symboliquement sur un banc en face du tribunal où l’a rejoint la procureure Faith Killebrew que Justin Kemp plaidera sa cause en faisant valoir sa vérité. Comme quoi même hors les murs des palais qui lui sont consacrés, la justice continue à veiller sur la cité. N’est-elle pas, comme jadis la déesse Thémis, la gardienne de l’ordre et de l’équité? Rien de plus naturel dès lors qu’elle soit à nouveau représentée par Faith Killebrew.
Au risque de mettre sa carrière en péril alors même qu’elle vient d’être élue au poste de procureure de district après avoir obtenu la condamnation de James Sythe en sa qualité d’adjointe à cette fonction, cette dernière, prise de doutes, n’hésitera pas à reprendre l’enquête de Harold Tchaikovsky là où elle s’était soudainement interrompue. A l’arrivée, deux constatations d’importance. D’une part, rendant visite au seul témoin à charge, Faith Killebrew prendra conscience que l’identification de Sythe par ce dernier est hautement discutable en raison du manque de visibilité de la route du drame à partir de son domicile, surtout par temps de pluie, à quoi s’ajoutent les incitations à un témoignage tronqué dont il a fait l’objet de la part des forces de l’ordre. D’autre part et surtout, la découverte que l’un des véhicules ayant subi des réparations de carrosserie après la nuit fatidique appartient à Allison Crewson qui n’est autre que l’épouse de Justin Kemp. Plus question alors de douter. Une autre vérité s’ impose. Faith Killebrew montrée jusqu’ici de manière souvent peu avenante apparait soudain sous un jour différent. Disparue celle qui pouvait passer pour une carriériste quelque peu cynique, place à cette autre qui mérite d’être appelée la gardienne des promesses.
L’expression peut surprendre, elle est empruntée à Antoine Garapon qui a longtemps dirigé l’Institut des hautes études sur la justice. Dans un essai encore d’actualité datant de 1996 et intitulé précisément « Le gardien des promesses », il s’interroge sur les liens entre justice et démocratie. Pour lui le véritable rôle du juge n’est pas de prendre la place du politique, mais de résister au risque d’implosion démocratique en demeurant le gardien des promesses inscrites au coeur des lois républicaines. C’est très exactement ce qui a guidé la procureure Killebrew. Étonnamment, à près de trente ans de distance, le magistrat français et le réalisateur américain semblent se rejoindre. De là, encadrant le récit, et comme si la première conduisait inéluctablement à la dernière, ces deux scènes clefs qui reprennent, chacune à sa manière, l’un des symboles de la justice. En ouverture une femme aux yeux bandés, Allison Crewson, qui avance lentement vers la caméra. En clôture du film une autre femme, Faith Killebrew, qui de par sa fonction dispose du glaive et que l’on voit de dos frapper à la porte de Justin Kemp dont elle sait à présent, preuves à l’appui, qu’il est coupable.
Assurément, Clint Eastwood n’a pas renoncé à croire aux promesses passées.