À 94 ans, Clint Eastwood signe probablement son dernier film avec "Juré n°2", et choisit de clore sa carrière sur une réflexion d'une lucidité glaçante. Loin du testament nostalgique qu'on pourrait attendre, le cinéaste livre une œuvre d'une modernité saisissante sur l'effondrement des certitudes morales.
Le scénario de Jonathan Abrams évite habilement les pièges du film de procès traditionnel. En plaçant son protagoniste Justin Kemp (Nicholas Hoult) dans une position de juré complice malgré lui, Eastwood transforme le huis clos judiciaire en chambre de torture psychologique. La révélation progressive que Justin pourrait être responsable de l'accident qu'il doit juger crée une tension dramatique remarquable, où chaque délibération devient un exercice d'équilibrisme moral.
La mise en scène, d'une sobriété exemplaire, privilégie les gros plans sur les visages tendus et les regards fuyants. Eastwood filme la culpabilité comme une maladie contagieuse qui se propage dans l'espace confiné du tribunal. Les cadrages serrés sur les mains tremblantes de Hoult ou les silences pesants ponctuant les débats révèlent un cinéaste encore au sommet de son art.
L'acteur britannique livre ici sa performance la plus aboutie. Son Justin Kemp échappe au manichéisme : ni héros ni salaud, mais homme ordinaire pris dans l'engrenage de ses propres compromissions. Hoult excelle à montrer cette désagrégation intérieure sans jamais verser dans la surjouée, alternant entre vulnérabilité et détermination selon que le personnage cherche à se racheter ou à se protéger.
Le casting secondaire, mené par Toni Collette en procureure ambitieuse, évite les caricatures. Chaque juré possède sa propre psychologie, ses préjugés, ses intérêts personnels, transformant la salle de délibération en microcosme social d'une justesse troublante.
Plus encore que "Le Cas Richard Jewell", "Juré n°2" dresse le portrait d'une justice américaine gangrenée par l'opportunisme politique et médiatique. Eastwood montre avec une précision chirurgicale comment les ambitions électorales de la procureure, la paresse de l'enquête policière et les a priori des jurés convergent vers une erreur judiciaire annoncée.
Cette critique institutionnelle s'articule à une réflexion morale plus large sur la responsabilité individuelle. Justin incarne cette Amérique moyenne qui préfère l'aveuglement confortable à la vérité dérangeante. Sa grossesse de sa femme, filmée dans une lumière dorée qui contraste avec l'atmosphère oppressante du tribunal, symbolise un avenir hypothéqué par les mensonges du présent.
Techniquement, le film témoigne d'une maîtrise impressionnante. Le montage de Joel Cox privilégie les ellipses significatives, laissant au spectateur le soin de combler les blancs moraux. La photographie d'Yves Bélanger joue subtilement sur les contrastes entre les espaces publics - tribunal, médias - baignés de lumières crues et les intérieurs domestiques aux tonalités plus chaudes mais fragiles. La partition de Mark Mancina, discrète, accompagne sans souligner, laissant aux silences et aux regards leur pouvoir expressif. Cette retenue caractérise l'ensemble du film : Eastwood refuse les effets de manche pour privilégier l'efficacité dramatique.
"Juré n°2" déçoivra peut-être ceux qui espéraient une réconciliation finale avec les valeurs américaines. Eastwood assume ici un pessimisme radical : la justice n'est qu'un théâtre d'ombres où s'affrontent des intérêts contradictoires, et l'innocence véritable semble impossible dans un monde de compromissions généralisées. Cette noirceur n'exclut pas une certaine compassion pour ses personnages. Le cinéaste ne juge pas Justin mais expose ses dilemmes avec une empathie qui révèle, une dernière fois, l'humaniste derrière le moraliste.
Un adieu au cinéma d'une intelligence remarquable, qui confirme qu'Eastwood n'a rien perdu de sa capacité à sonder l'âme américaine dans ses retranchements les plus sombres.