Après avoir ouvert un nouveau chapitre cinématographique avec Introduction - son précédent film sorti en 2021 - Hong Sang-soo poursuit le renouveau de son œuvre en développant un peu plus une épure stylistique significative, arrêtant notamment les structures narratives complexes auxquelles il a pu s’attacher autrefois, tout en s’appuyant sur le motif récurrent de la rencontre pour assoir un cinéma qui se veut optimiste, porteur d’un regard chargé d’espoir ou de réassurance.
Comme son titre l’indique, Juste sous vos yeux interroge tous ceux qui, dans la vie, ne voient pas la beauté évidente placée devant leur nez. Une incapacité à voir, à bien discerner le réel, qui était déjà au cœur des différents films du cinéaste, comme dans Ha ha ha (2010) ou In Another Country (2012) où l’on découvre les différentes versions d’une même réalité, ou encore dans Introduction où les adultes ne perçoivent plus le monde qui les entoure. Un manque de clairvoyance que le cinéma peut éventuellement pallier, comme dans La Caméra de Claire (2017) où les hommes, ces éternels mal-voyants, découvrent un monde neuf grâce à cet objectif qui prolonge le regard de la femme. Ici, c’est une nouvelle fois une femme, Sangok, qui est chargée de nous faire ouvrir les yeux sur un monde dont nous ne retenons bien souvent que les couleurs les plus ternes.
C’est peut-être pour cela, d’ailleurs, que Hong Sang-soo délaisse l’esthétique noire et blanc de ses derniers films pour renouer avec une couleur génératrice de subtil contraste, opposant la morosité des vies étriquées (intérieurs sombres pour personnalités fades) à la douceur apaisante de celles ouvertes sur le monde (cadre lumineux, nature aux couleurs vives). Comme Sangok qui, pressée par le temps qui passe, cherche à vivre pleinement le présent. Son regard nous sera progressivement accessible grâce à des choix de mise en scène minutieusement étudiés, comme ces plans longs devenant tableaux picturaux sur lesquels se dessine son appréhension de l’espace et donc du réel, ou encore ce soin apporté aux conversations sans entraves dans lesquelles la mélodie de l’humeur supplante les sonorités environnantes (sons comme musique intra ou extradiégétique). Les dialogues imposent leur rythme entêtant, tandis que les paroles révèlent leur part de vérité, sous les effets de l’alcool notamment – comme c’est de coutume chez Hong Sang-soo – mettant en exergue l’hypocrisie de l’homme (les fausses promesses du metteur en scène) et la sincérité de la femme (les sentiments constants et donc honnêtes de Sangok). La voix interne de cette dernière, qui ponctue poétiquement le récit, nous laisse finement entrevoir son intimité, son ressenti, son désir de se préserver des effets du passé ou de ce qui pourrait advenir. La philosophie de vie de l’héroïne, centrée sur l’importance accordée au moment présent, prend de ce fait docilement ses aises à l’écran : " This moment is grace, paradise ".
Car au-delà des dialogues entre les personnages, c’est bien la conversation intime de Sangok que nous entendons, son propre cheminement face aux effets du temps qui passe. Une conversation que le cinéaste va exprimer par sa mise en image, jouant avec les motifs graphiques porteur de sens (le rose d’un vêtement évoquant son désir d’épanouissement, tandis que le rouge rappelle sa douleur), avec la composition et la rigueur des cadres (les lieux traversés semblent éternels et se chargent de mélancolie), ou encore avec la manière avec laquelle il filme les personnages (la rencontre avec l’enfant se transforme en une rencontre entre Sangok et sa propre enfance). Mais outre l’élégance accordée à la mise en scène, c’est aussi grâce au jeu de son actrice principale, Lee Hye-young, que la dimension intimiste va croitre jusqu’à provoquer l’empathie du spectateur : en miroir des autres personnages croisés, sa retenue détonne et focalise notre attention, nous donnant ainsi accès aux émotions tapis dans les regards, postures ou inflexion de la voix. La grande subtilité de Juste sous vos yeux est de faire émerger cette intimité et d’en faire son centre de gravité, plaçant subtilement sous nos yeux un message d’humanité qui aurait pu être perçu comme simpliste autrement : “Je crois que le paradis est quelque part devant nos visages”. Le bonheur est irrémédiablement lié à l’instant présent, à notre capacité d’être en accord avec le monde et à percevoir, tout simplement, la beauté qui se loge dans un moment partagé, un endroit traversé ou un visage croisé.
En se délaissant de toute sophistication stylistique, en privilégiant une épure significative, Hong Sang-soo nous offre un film lumineux et apaisant, une sorte d’antidote artistique aux tourments désespérés de ses films précédents. Si la mort était bien souvent citée, comme dans Grass et Hotel by the River, c’est le goût de la vie qui est défendue ici, comme nous l’indique ce rire entendu en préambule, cette troublante moquerie adressée aux esprits étriqués, cloitrés sur eux-mêmes. Une manière peut être, pour Hong Sang-soo, de nous montrer qu’il est capable lui aussi d'évoluer, de ne plus être prisonnier de ses propres obsessions afin de nous offrir un regard nouveau sur le monde, une nouvelle approche de son cinéma.