Vingt-quatre fois la vérité par seconde...

Ce n'est pas révéler un secret bien caché que de clamer, comme je le fais encore et encore, que "le Futur du Cinéma est Asie", tant depuis un quart de siècle au moins, quasiment tout ce qui s'est inventé de remarquable formellement dans le 7è Art vient de Chine, de Taïwan, de Thaïlande, etc. Dans la majestueuse lignée de Tsai Ming-Liang, de Hou Hsiao-Hsien, mais aussi de Jia Zhang-Ke (et en particulier de son fameux "Still Life"), le très jeune Bi Gan (guère plus de 25 ans quand il réalisa ce film…) est la dernière sensation des festivals, et le nouveau héros de tous ceux qui cherchent encore de nouveaux territoires pour le cinéma. Bi Gan filme donc la Chine, la vraie, immense territoire à la fois en développement et en déréliction, où les rapports humains semblent réduits au strict minimum, et la parole réduite au silence hostile : ce n'est certes pas gai, et en près de deux heures de film, nul rayon de soleil ne vient jamais percer la brume subtropicale de la région de Kaili (une ville qui fait environ 55 kms sur 45 kms, nous apprend-on lors d'une récitation géographique décalée qui rappelle les facéties de Godard). Mais comme nous ne sommes pas dans un "documentaire", la subjectivité de la vision de Bi Gan ne fait pas non plus de doute : la réalité n'intéresse pas plus que ça le jeune réalisateur, qui préfère y percer des trous (stupéfiantes inclusions de télévisions, de miroirs, de projections, percées incongrues dans le tissu du réel...), la déconstruire et la reconstruire dans un vaste et doux chaos spatio-temporel.


Aussi chargé soit-il au niveau de son scénario - d'ailleurs plus raconté que filmé-, "Kaili Blues" est un film d'une légèreté absolue, ce qui le sauve de l'ennui qui menace çà et là : ainsi le fameux plan-séquence d'une quarantaine de minutes, qui suit les trajets souvent cocasses de plusieurs personnages, passant de l'un à l'autre, revenant sur leurs pas, sonne ainsi, bien loin d'un tour de force prétentieux, comme une espièglerie presque enfantine, une sorte d'invitation au jeu (la critique américaine a ainsi cité Alain Resnais comme possible modèle, et même si cela paraît de prime abord incongru, ce n'est pas faux vu de ce point de vue d'un cinéma qui filme de manière ludique des choses très sérieuses). "Kaili Blues" alterne ainsi les tunnels un peu plombants avec de magnifiques moments de sidération, comme le passage d'un train projeté à l'envers sur un drap blanc, ou le final, très discret mais très fort, de l'horloge tournant à l'envers grâce à l'animation réalisée en la dessinant sur les wagons d'un autre train. Le spectateur attendant un récit, des sensations fortes, du spectaculaire, est donc soumis à un rude traitement, Bi Gan lui proposant des idées révolutionnaires et des concepts novateurs "en contrebande" : un instant d'inattention, et la magie a échappé au spectateur trop pressé.


Bien sûr, et la liste des réalisateurs cité ici le prouve, ce cinéma-là, aussi audacieux soit-il, ne sort pas de rien, ni ne constitue une révolution complète : on a vécu des expériences assez semblables chez Apichatpong Weerasethakul (je pense à son "Syndromes and a Century"), tandis qu'il semble que Bi Gan, cultivé et malin, ait placé son film sous le parrainage du Tarkovski de "Stalker", film qui jouait lui aussi avec des distorsions temporelles (mais avec un certain mystère, totalement absent ici) : le titre original de "Kaili Blues" serait ainsi "Pique-nique au bord du chemin", soit le nom du roman dont "Stalker" est inspiré !


Bref, si "Kaili Blues" requiert chez son spectateur un intérêt pour les expériences formelles, c'est aussi un film qui pourra séduire, voire enthousiasmer, avec quelques idées aussi brillantes que finalement très simples : même diffractée par son passage à travers le prisme du regard d'un auteur, c'est la Vie qui palpite et tremble à l'écran. Même distordue par les jeux temporels auxquels elle est soumise, c'est bien la Vérité que l'on contemple, ébahis, vingt-quatre fois par seconde.


[Critique écrite en 2019]

EricDebarnot
8
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le 4 janv. 2019

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Eric BBYoda

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