Ce qui est cool avec Marty c’est qu’il est arrivé à un point de sa filmo où il n’a plus grand chose à prouver. Il fait évoluer son cinéma tranquillement, film après film et je pense qu’il est arrivé dans une sorte de phase testamentaire après Irishman et maintenant ce film où il va un peu réfléchir sur toute son oeuvre tout en continuant de pousser en avant et de renouveler les mêmes thématiques. 


Parce que par bien des aspects, Killer of the Flower Moon évoque le reste de sa filmo. On va clairement penser à plusieurs reprises aux Affranchis ou à Casino dans cette manière de décrire l’expansion d’un empire criminel, de mettre en scène froidement le meurtre et la violence, le tout à travers une narration ultra-fluide et construite comme un flux quasiment ininterrompu où les scènes sont liées naturellement entre elles par le montage et la musique. Mais ici le maître semble aspirer à plus de sobriété. La mise en scène, super maîtrisée et plus ample que jamais dans ses cadres (on sent que Scorsese veut épouser toute la grandeur de l’héritage du western) mais ne va pas que très rarement partir dans des élans stylistiques, tout semble justifié par les besoins du scénario, du propos, et pourtant ça regorge malgré tout de belles idées. Il y a juste une osmose parfaite entre mise en image, montage et musique, les compositions de Robbie Robertson répétées à l’infini donnent presque un ressenti de transe à l’ensemble. 


Mais le ton est également plus sobre, ici Scorsese ne va pas mettre en scène le bling et l’attrait d’un mode de vie basé sur l’enrichissement au détriment de la morale. Non, car il est bien trop conscient de la gravité de son sujet et va donc aspirer à plus de dignité, sans toutefois jamais camoufler l’horreur de ce qu’il filme. Car ici c’est peut-être son film le plus violent moralement : l’éradication méthodique, calculée, de toute une frange de la population complètement innocente et ce dans le seul but de s’enrichir. C’est juste horrible et le réal ne va jamais chercher un quelconque attrait dans ce qu’il montre. 


Pour autant il ne s’affranchit pas de l'ambiguïté qui fait la richesse de son cinéma. Le film est ironiquement basé sur une histoire d’amour et Scorsese va énormément jouer du doute. On sait pourquoi DiCaprio courtise Lily Gladstone, on sait que tout ça n’est qu’une affaire de pognon et même elle semble en être pleinement consciente et s’en amuser. Et pourtant il y a une espèce de sincérité et de tendresse qui semble jaillir ne serait-ce que par brefs instants qui va instaurer le doute : à quel point cet amour est-il sincère ? Et je trouve à ce titre les deux personnages très réussis. Celui de DiCaprio parce qu’il est nettement plus idiot que le protagoniste scorsesien habituel, on ne sait jamais trop à quel point il est pleinement conscient ou manipulé, à quel point il est impliqué dans toute cette histoire (enfin disons que c’est révélé progressivement) et surtout où se situent ses limites morales, ce qui constitue le sel de la dernière partie du film. 


Quant au perso de Gladstone, c’est forcément celui auquel on s’attache parce que c’est la seule qui n’est pas pourrie jusqu’à la moelle, elle dégage une dignité énorme et même si le film semble principalement suivre le point de vue de son mari, on revient régulièrement vers elle pour souligner l’horreur de ce qu’elle vit, de voit la mort se répandre autour d’elle comme une maladie. J’ai trouvé l’actrice assez formidable dans ce jeu tout en sobriété et qui porte pourtant en elle toute la charge émotionnelle du film. DiCaprio, j’étais plus réservé au départ mais malgré sa grimace forcée je l’ai quand même trouvé super bon tant dans sa naïveté simpliste que quand il fallait porter les scènes les plus intenses à la fin du récit. Le perso de DeNiro est sans doute le plus pourri qu’il ait jamais incarné : le faux mécène idéal qui est juste la pire pourriture, méthodique et froid et qui voit tous ceux qui l’entourent (et surtout les Osage) comme du bétail. Inutile de dire que l’acteur est parfait dans son rôle, ce n’est plus surprenant à ce stade mais ça fait définitivement du bien de voir Bob revenir chez Scorsese pour refaire du cinéma. 


Le film m’a beaucoup touché dans tout ce qu’il raconte. Car Scorses raconte en effet encore une histoire de violence justifiée par l’appât du gain mais le fait ici de manière plus viscérale que jamais et en replaçant cet épisode dans l’histoire sanglante de son pays. Et c’est quelque part ce qu’il a toujours raconté : comment l’Amérique s’est façonnée par le sang et l’argent. J’aime beaucoup cette manière de souligner cette idée plus que jamais en relatant l’un des crimes les plus horribles (tant dans leur motif que dans l’impunité dans laquelle ils se sont déroulés) du pays, en pervertissant l’imagerie noble du glorieux western et ses vastes étendues. D’ailleurs le film semble un peu synthétiser ses deux précédents. On retrouve le côté presque méditatif de Silence, le rapport à la foi qui s’incarne principalement à travers les scènes avec les Osage et la manière dont ce rapport spirituel à la terre, à la mort contraste avec la cupidité crasse des Blancs. 


Et d’un côté, comme The Irishman c’est une histoire de crime déglamourisée, qui va montrer la plongée d’un homme aux confins de la morale, qui fait reposer tout le film sur une relation qui semble être son seul élément humain, tout en poussant constamment les limites jusqu’à nous faire demander si le personnage en question commettra l’irréparable, atteindra le point de non-retour. Et j’adore la fin du film, sans trop en dire je trouve ça brillant cette manière qu’à Scorsese de replacer le film dans sa perspective historique et fictionnelle, tout en recentrant son sujet sur l’essentiel. 


Je retrouve donc un Marty qui a toujours une folle envie de cinéma malgré son grand âge, qui ne cesse de retravailler les mêmes obsessions mais en leur donnant toujours une lueur nouvelle. Et je partage sa tristesse, car moi aussi j’ai envie qu’il continue de faire des films à jamais.

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le 2 nov. 2023

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Yayap

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