Killers of the flower moon ou la nouvelle exploration crépusculaire des entrailles de l’Amérique. En près de 3h30 Martin Scorsese nous propose de repartir avec lui et sa caméra pour découvrir un nouveau pan de l’histoire de son pays, de son peuple, de ses tourments.



Killers of the flower moon, ou comment imposer son rythme



Assurément Killers of the flower moon n’est pas un film grand public, destiné à rameuter les foules avides de pop corn. Alors que le film allait se lancer la bande annonce de l’énième "marvel", sobrement nommé The Marvels, offrait l’occasion de mesurer le gouffre de l’expérience à venir. D’un côté un univers qui n’a plus rien à raconter de neuf et qui se contente de miser sur le fait de pouvoir déposer son cerveau devant une orgie d’effets spéciaux, mettant cette fois-ci en scène de nombreuses femmes, porte étendard d’un girl power frénétique. De l’autre une plongée dans l’Amérique profonde, dans les pas d’une femme au destin aussi tourmenté que celui de son peuple, les Osages.


Martin Scorsese impose son récit, sa réflexion, sans concessions aucune. La durée du film peut rebuter et ce d’autant qu’il semblait possible de livrer une toute aussi bonne copie en se débarrassant de quelques longueurs. Pour autant ne boudons pas notre plaisir : Killers of the flower moon est un très bon film. Les plans du maitre, les tableaux de famille, la musique enivrante sont autant d’éléments qui donnent envie d’aller au cinéma.


Les sources du mal


Exploitant le livre True crime signé par David Grann, Martin Scorsese s’intéresse une nouvelle fois aux tares de l’Amérique et de l’humanité. Sur fond de massacre d’Indiens Osages dans l’Amérique des années 20, cette adaptation s’inscrit dans les pas des Affranchis ou du Loup de Wall Street. Violence, sous toute ses formes, d’une société gangrénée par l’individualisme, l’argent, la trahison, le meurtre froid et assumé des faibles, le tout rehaussé ici d’un fond de racisme et disparition d’un pan entier de l’histoire d’un pays. La mémoire des Osages est en effet au cœur de cette réflexion, autant pour dénoncer l’ampleur du désastre immédiat, les crimes contre des êtres humains, que pour pleurer la perte d’une culture, petit à petit dévorée par l’homme blanc et, encore plus, par le sang noir de la terre, le pétrole.  Le tableau est sans concession. Le Loup de Wall Street nous a proposé un tableau très noir de la ville frénétique, dévorée par la cupidité la plus extrême. Ici, au fin fond de l’Oklahoma, dans la petite ville de Fairfax, se décline le même tableau dans un monde rural, une Amérique vicérale, dans un bocal rempli de pétrole, où flottent deux communautés qui vivent ensemble en apparence mais où l’une dévore petit à petit l’autre. Se filant un passage dans cet univers sombre, l’alcool et le sucre, les doux artifices pour oublier la dureté de la vie, achèvent de consumer les âmes et les corps.


Un morceau d’histoire


Killers of the flower moon est une excellente leçon d’histoire. Quelques images d’archives permettent de planter le décor : les Osages, condamnés à disparaître avec leurs traditions dans la modernité des Blancs, voient le destin leur donner une chance qui s’avère être en réalité toute droite venue de la malédiction des Nibelungen. Le pétrole jailli des tréfonds de la terre, faisant de cette communauté l’une des plus riches. Ainsi se construit un tableau bouleversant des années 20, période riche en possibilités et pourtant moins traitée que d'autres.


Le retour des soldats d’Europe, dans un anonymat relatif. La course au pétrole, le développement de la voiture avec ses premières courses de village, l'art des photographies de groupe, l’évocation de la guerre de Boxers, le massacre de Tulsa entre le 30 mai et le 1er juin 1921, sont autant de moments évoqués dans un Oklahoma qui se défigure aussi vite qu’il s’enrichit. Au loin, sur la côte Est, la lointaine Washington reste la référence pour celles et ceux qui désirent défendre leurs droits, à condition de s’y rendre en chemin de fer. Et c’est aussi là que J. Edgar Hoover prend les rênes d’un FBI destiné à remettre de l’ordre jusqu’au plus profond de l’Amérique.


Et, en filigrane, se retrouve à divers moments le Ku Klux Klan, son histoire vorace et terrible. Au détour d’un dialogue, d’une pièce où s’affiche fièrement le chevalier de The Birth of a Nation, c’est aussi une réflexion sur les tourments actuels de l’Amérique qui s’impose au spectateur.



Une galerie de personnages illuminés par une femme


Robert de Niro, Leonardo DiCaprio. Le duo reconstitué était gage de qualité, et les deux acteurs sont à la hauteur. Le premier offre l’occasion de suivre un monstre de cynisme, l’oncle patriarche, protecteur et destructeur, dévoré de l’intérieur par une cupidité sans limites. Il aime les Osages, apprend leur langue, pour mieux les dévorer, sans haine, simplement par avidité. Le second est un homme intellectuellement limité, merveilleusement joué par un Leonardo DiCaprio qui risque fort de s’envoler vers l’oscar. Totalement sous l’emprise de son oncle, manipulable, l’homme est sincère dans tout ce qu’il fait ; on ne peut douter de son amour pour sa femme, ses enfants, comme on ne peut douter de son amour sans limites pour l’argent. Autour de ce duo gravite toute une série de personnages, Osages et Blancs, haut en couleurs. Des gueules de cowboys pathétiques et alcooliques, des indiens burinés, épuisés, malades dans leurs corps et leur âme. Mention spéciale à Brendan Fraser qui, en peu de scènes, offre une prestation de haute volée, en avocat implacable d’une famille sans pitié.


Au-dessus de la mêlée, très haut dans le ciel étoilé, Lily Gladstone. Jouant la femme osage de Leonardo DiCaprio, elle illumine le film par sa mélancolie, sa dignité, petit à petit rongée par le mal d’un diabète implacable et instrumentalisé par la cupidité humaine.



Des destins tragiques, un regard patrimonial


Martin Scorsese offre un film d’une rare force pour les Américains. Réflexion sur l’identité d’un pays, de son peuple riche en cultures, longtemps écrasé par celle des dominants, des Blancs, il est l’occasion de réfléchir sur la notion de patrimoine immatériel. Ces Osages sont aussi l’Amérique et même s’ils n’ont rien laissé de tangible, ce qui est trop souvent la marque réductrice du patrimoine à travers de grands bâtiments, leur culture, leur langue sont ici admirablement mis  en valeur. Eux aussi, sont l’Amérique. La question environnementale peut aussi être posée lorsque le pétrole surgissant des enfers, les plaines se couvrent de puits qui défigurent la nature pour mieux valoriser la quête à la richesse. Assurément ce film peut donc être exploité par des étudiants et simplement des citoyens.


Un patrimoine s'efface dans la modernité


La fatalité qui semble s’imposer, celle d’une marche des larmes vers la destruction programmée d’une culture, les réflexions sur le racisme d’une nation, sont autant de pistes qui peuvent faire réfléchir bien au-delà de la seule Amérique. Moment de cinéma par excellence, Killers of the flower moon est un film qu’il faut avoir vu en cette année 2023, dans une salle de cinéma.










Créée

le 24 oct. 2023

Critique lue 99 fois

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Aqualudo

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