À force de les voir hanter les productions bas de gamme de l'épouvante, on a fini par avoir une mauvaise opinion d'eux, les réduire à ce qu'ils ne sont pas, c'est-à-dire de simples créatures monstrueuses destinées à nous faire hérisser les poils sur les bras. Contrairement aux zombies, les fantômes ont de l'esprit, ils méritent de notre part un peu plus d'égard. C'est ce que le Kwaidan de Masaki Kobayashi tend à nous rappeler. Contrairement à ce que peuvent nous laisser croire les productions contemporaines, les histoires de fantômes japonais sont moins des films d'horreur que des contes fantastiques, l'apparition spectrale n'étant là que pour mettre en relief les turpitudes humaines : lâcheté, cupidité, folie vengeresse... En adaptant quatre histoires issues du folklore nippon et d'un recueil écrit par un natif de l'Irlande, Kobayashi s'inscrit évidemment dans une démarche traditionnelle (on pense notamment aux films de Nobuo Nakagawa, Mizoguchi...), mais également dans une mouvance dominée depuis longtemps par l'art littéraire (Poe, Shakespeare, etc.).
Les habitués du cinéaste peuvent d'ailleurs s'étonner de le voir se livrer à un exercice qui semble loin de ses préoccupations habituelles, que ce soit dans le registre du chambara (Hara-Kiri, Rebellion) ou de la fresque historique (La condition de l'homme). Et pourtant notre homme parle de la même chose, encore et toujours, jusqu'à l'obsession (malicieusement soulignée dans l'épilogue), s'efforçant de révéler la monstruosité qui se cache derrière une image de respectabilité. Qu'elle soit tapie derrière les codes du samouraï ou les honneurs militaires, l'abomination est toujours du fait de l'homme, les tourments ne concernent bien évidemment que les vivants.
Ceux-ci, les tourments, font une "apparition" symbolique dès le générique d'ouverture : les couleurs se mélangent entre elles et viennent assombrir un fond d'une blancheur virginale. L'âme, aussi pure soit-elle, fini bien souvent par être souillée par les bassesses et la médiocrité humaine... Afin d'en rendre compte avec force et poésie, Kobayashi, pour la première fois de sa carrière, adopte la couleur et compose un univers unique, au sein duquel l'éclat vient du factice (décors en toile peintes) et la fascination du fantastique (œil immense parcourant le ciel, nuit hivernale surréaliste, bataille aux qualités picturales dignes des toiles de maîtres...), mettant ainsi joliment en relief la noirceur humaine et ses comportements abjects.
Élégante, raffinée, puisant ses forces aussi bien dans l'univers théâtral que dans l'art de l'estampe, l'esthétique mise en place nous subjugue avant d'éveiller l'imaginaire. Les couleurs, loin d'être uniquement décoratives, matérialisent à l'écran le "spectre" de l'âme humaine, nous laissant à voir et à ressentir ce que les mots, bien souvent, ne peuvent dire. Les couleurs chaudes exaltent la passion naissante (le soleil rouge de La Femme des neiges), la rage guerrière (le ciel flamboyant de Hoïchi sans oreilles), annonçant le sang à venir (les étoffes dans Les Cheveux noirs, les sandalettes confectionnées par Minokichi pour sa femme, les sigles peints sur la peau d'Hoïchi, le kimono dans l'ultime partie). Les couleurs froides, quant à elles, annoncent l'imminence du fantastique et le début du cauchemar (dans la première histoire, le bleu des vêtements de la seconde épouse précède la réapparition des souvenirs liés à la première ; dans La Femme des neiges, les lumières bleutées font basculer subitement le banal dans l'effroi).
Quelle que soit l'histoire racontée, le visuel se gorge de sens et nous dévoile un thème unique, celui d'un être hanté par un passé sombre ou douloureux. On apprécie alors le travail accompli par le cinéaste afin de pousser à son paroxysme l'art du film à sketches ; même s'ils semblent indépendants sur le plan narratif, les différents contes s'harmonisent autour d'un même sujet (l'homme), formant une histoire unique au sein de laquelle le fantastique fait office de ponctuation poétique.
Afin de mieux faire ressentir ses effets, Kobayashi prend le parti de l'oeuvre contemplative. C'est sans doute là où réside le principal frein à l'appréciation globale : le rythme est lent, très lent même, étirant des séquences liées au folklore nippon sur trois heures de péloche ! Kwaidan n'est pas une œuvre facile à appréhender car elle s'éloigne fortement de celles que l'on croise habituellement, et pourtant c'est bien cette singularité qui la rend si précieuse. Ainsi, loin d'être une simple lubie, le rythme nonchalant sert merveilleusement la démarche artistique entreprise : l'immersion au sein de cet univers doit être progressif afin que nous nous acclimations à l'onirisme ambiant. Les décors, la neige, les bois ou encore le ciel, tout nous renvoie à l'impression de rêve éveillé. Mais si cette réalité exhibe ainsi son étrangeté, c'est pour mieux nous piéger, en diffusant progressivement son ambiance horrifique : les jeux sur les lumières et les sonorités à base de percussions nous soumettent à une tension dont seule l'apparition fantastique pourra nous en libérer.
Ainsi, subtilement, la mise en scène nous suggère de considérer le spectre avant tout comme un révélateur. Dans la première histoire, le personnage est hanté par le souvenir de sa première épouse et c'est par le biais du fantastique que ses tourments s'affichent à l'écran : la déliquescence de la demeure renvoyant à sa propre perdition. Le recourt au surnaturel permet d'illustrer la nature de l'homme, son ambivalence, sa lâcheté ou son égoïsme, comme ce sang que l'on n'hésite pas à faire couler pour conserver un amour ou pour faire exister sa gloire supposée. Parfaitement exécutée, certaines de ces séquences sont d'une puissance évocatrice rare, comme celle où l'infinité de l'au-delà nous est suggérée pendant que s'élèvent les louanges d'Hoïchi.
Un peu différente, la dernière partie synthétise, non sans ironie, le propos du film. L'apparente bonhomie du personnage central est trompeuse et l'arrivée inopinée de l'étrange (la vision d'un visage dans un bol de thé) permet de mettre au jour son tempérament sanguinaire (la scène du combat est habilement mise en scène, avec la lame et la rage humaine placées au centre de l'image). Mais cette fois-ci, Kobayashi refuse de conclure et utilise la mise en abyme afin d'évoquer les obsessions de l'auteur, ses propres obsessions. C'est peut-être ce qu'il craint le plus, à savoir courir, de film en film, après les mêmes idées, les mêmes marottes, les mêmes psychoses... En tout cas, la peur, une nouvelle fois, ne se matérialise qu'après une apparition dont les troublantes couleurs ressemblent à celles de la vérité.