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Avec L’Agent secret, Kleber Mendonça Filho — avec lequel je fais connaissance et qui fait maintenant partie de mes réalisateurs à explorer et à suivre — signe un film qui prend explicitement le parti de montrer avant d’expliquer, et souvent de ne jamais expliquer complètement. Et même quand il y a des explications, on en ressort plus avec des questions qu'avec des réponses. Le cinéaste commence par exposer un écosystème social et politique – la dictature militaire brésilienne durant la fin des années 1970... un passé pas si éloigné, dans tous les sens du terme, que ça – avant de laisser émerger, en nous imprégnant graduellement, ses motifs profonds : la compromission ordinaire, la passivité collective, la violence diffuse d’un système autoritaire qui n’a même plus besoin de s’affirmer frontalement.


La narration repose aussi son ambiguïté sur l’ellipse et le hors-champ. Bon, attention : ici non seulement je vais spoiler le film, mais aussi No Country For Old Men des frères Coen, dont le style n'est pas sans points communs avec celui de Kleber Mendonça Filho, tout en étant bien différent.


L'assassinat du personnage incarné par Wagner Moura, révélée a posteriori, lors d'une séquence du présent… de notre présent – dans l'objectif d'un devoir de mémoire –, sans que l’on sache jamais qui en est responsable, en constitue le geste le plus fort. À la manière des frères Coen avec No Country For Old Men, le film refuse le spectaculaire et le climax attendu (sinon, on serait trop tombé dans la convention du héros, courant un danger, qui se fait buter juste au moment de partir vers une nouvelle existence !). Mais là où les Coen imposent une implacabilité morale presque abstraite, Mendonça Filho choisit un brouillard plus épais encore : ici, le meurtrier paraît moins être un individu qu’un climat, un ordre social, une société qui, au pire, est commanditaire, au mieux, complice passive des pires actes.


Les nombreux à-côtés parfois absurdes – y compris avec un tailleur allemand, peut-être un de ses nombreux nazis à s'être réfugiés en Amérique du Sud après la guerre (reposez en paix, monsieur Udo Kier !) – participent pleinement de ce dispositif. Ils ne font pas avancer l’intrigue, mais ancrent le spectateur dans une normalité inquiétante, où l’inhumain se fond dans le quotidien. Comme chez les Coen, l’absurde n’est jamais décoratif : il révèle une société qui fonctionne d'une manière implacablement mécanique, indépendamment des destins individuels.


Visuellement, L’Agent secret est un film redoutablement séduisant, pour ne pas dire presque chaleureux. Couleurs vives, décors urbains vivants, coccinelles multicolores, musiques agréables donnant envie de se bouger : tout semble respirer une modernité joyeusement populaire. Cette beauté agit comme un contrepoint cruel à la pourriture du système, annoncée dès la scène d'introduction de la station-service, avec ce cadavre de voleur abattu laissé à l’abandon, à peine dissimulé par un carton. La beauté du monde ne nie pas la violence ; elle la rend acceptable, invisible, intégrée. Les références explicites à La Malédiction et surtout aux Dents de la mer — les requins les plus mortels n'évoluent pas dans les océans — mettent en lumière cette logique : le danger est connu, identifié, mais volontairement normalisé. Tant qu'on n'est pas directement concerné, on peut se déguiser et danser pour le carnaval, l'esprit léger.


Malgré sa durée conséquente, le film ne m'a jamais donné l’impression de s’étirer. Cette absence de sensation de longueur tient, pour ma part, simultanément à la maîtrise du rythme d'ensemble et à l'immersion du spectateur dans ce monde, comme si lui-même y était.


En outre, aidant bien à cette imprégnation d'un environnement tangible, la distribution est irréprochable de bout en bout. Chaque interprète est en parfait accord avec le projet, sans effet de jeu ni surlignage psychologique, tout en intériorité. Wagner Moura confirme une nouvelle fois qu'il a tout pour être une véritable tête d’affiche : une bonne dose de charisme tout en se montrant sobre, sachant dégager une vulnérabilité collant brillamment à son personnage, victime et révélateur, sans le vouloir, uniquement parce qu'il est attaché à ses convictions, d'une société aussi pourrie qu'un corps en putréfaction, derrière de bien jolies apparences.


De la sélection du Festival de Cannes 2025, et de ceux vus jusqu’ici, L’Agent secret m'apparaît comme le film qui méritait le plus la Palme d’or, car il incarne pour moi un cinéma riche, exigeant, surprenant, complexe — en partie dans le sens où le simplisme n'y a pas sa place —, que l'on porte avec soi bien après la projection, sur lequel on s'interroge constamment. Bref, un long-métrage marquant, que l'on n'a pas l'impression d'avoir déjà vu mille fois ailleurs, du genre à justifier à lui seul la raison d'être du cinéma actuel.

Plume231
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