Dernières scènes de marivaudage dans un monde désincarné

Eric Rohmer boucla donc en 1987, avec cet "Ami de mon Amie" sa série des "Comédies et Proverbes", soit l'observation amusée - mais cruelle - des comportements des jeunes Français de son époque. Dans le cadre élégant et froid d'une "ville-nouvelle", on voit évoluer ces "jeunes professionnels des années 80" dont les valeurs sont avant tout matérielles, dont les idées ont été définies par la culture dite populaire, et qui ne semblent jamais très profonds. Rohmer leur applique ses règles habituelles du marivaudage et de la confusion des sentiments, et nous fait bien sentir que le drame est justement que le drame ne puisse jamais survenir dans ces vies policées et harmonieuses... Comme si l'on arrivait effectivement au bout d'un cycle, et que les mécanismes que l'on croyait éternels, des jeux de l'amour et du hasard, avaient fini par s'user et par fonctionner à vide.


Il faut dire que dans "l'Ami de mon Amie", Rohmer a "chargé la barque", multipliant concepts géométriques (les trajets des personnages, leur parcours amoureux, la topographie de la ville) et symbolique un poil systématique des couleurs, occasionnant, même chez ses fans les plus fidèles, un léger doute : trop de calculs au monde des bureaucrates de l'aménagement du territoire et des centraliens de l'EDF ?


Et puis voilà, à mi-film, on marche le long de l'Oise sur un chemin de halage, on s'allonge dans une clairière un jour d'été qui évoque, par exemple, ceux du Lac d'Annecy, et l'émotion survient. Bouleverse tout. C'est la naissance de l'Amour, et tous les concepts et symboles passent dessus bord. Rohmer redevient le GRAND Rohmer, on respire. A la fin du film, il nous offre même l'une de ces scènes de malentendu absurde qui nous enchantent, comme un dernier cadeau à nous qui aimons les comédies et les proverbes.


On ne saura jamais vraiment si ce film d'une grande simplicité dissimulait en fait une profondeur déconcertante, et si son romantisme souriant et un peu niais rachetait l'absence cruelle de chaos dans la ville nouvelle bien lisse et ordonnée de Cergy-Pontoise. Nous, les fans, nous nous sommes un peu écharpés pour savoir si "l'Ami de mon Amie" était ou pas une autre réussite de Rohmer. Mais nous sommes nous aussi partis en vacances. Et nous sommes passés à autre chose, aux quatre saisons par exemple.


[Critique écrite en 2017, à partir de notes prises en 1987 et 1994]

EricDebarnot
7
Écrit par

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Créée

le 4 nov. 2015

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9 j'aime

Eric BBYoda

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