[Critique contenant des spoils]


L'amour l'après-midi, c'est le fantasme de l'homme marié : c'est là qu'on retrouve l'amante pour échapper au carcan du mariage. Comment Frédéric, homme qui se dit heureux dans son couple, va-t-il réagir à ce défi ?


Dans le prologue, le héros, que joue Bernard Verley, nous fait part de ce que lui inspirent les femmes depuis qu’il est marié. Il s’autorise à regarder les femmes sans arrière-pensée, mieux, chaque femme est un prolongement de la sienne, une explosion de potentialités qui, toutes, se réalisent dans l’épouse adorée, Hélène – prénom mythologique, que personne ne se dispute ici, et personnage incarné par l’épouse à la ville de Bernard Verley. Au clair dans sa tête, Frédéric peut donc s’en donner à cœur joie, recruter des secrétaires au coefficient beauté élevé, dévisager des femmes dans la rue, fantasmer sur elles. Pour cette raison, il aime la foule porteuse de tant de destins énigmatiques. Dans une scène célèbre, il s’imagine obtenant tout ce qu’il désire des femmes qu’il croise : l’une est pressée, l’autre désoeuvrée, l’autre encore en couple, mais dans son rêve chacune le suit. A cette occasion, Rohmer s’amuse à faire défiler les actrices de Ma nuit chez Maud (Françoise Fabian, Marie-Christine Barrault) et du Genou de Claire (Aurora Cornu), deux précédents films dont on pourra rapprocher celui-ci.


On le sent, tout cela est un peu trop beau pour être vrai. Rohmer va donc s’employer à mettre cette théorie à l’épreuve de la réalité, en lui balançant dans les pattes la belle Chloé, une ancienne amie avec qui il flirta légèrement par le passé qui est tout le contraire d'Hélène : précaire, exposée au regard des hommes, libre. Belle, ai-je écrit ? A la réflexion je ne dirais pas cela. Mieux encore : troublante, au charme singulier. Par sa voix off, Rohmer nous fait suivre le cheminement intérieur de Frédéric.


Chloé, image de la plante sauvage, raille son côté bourgeois tout en affirmant y aspirer, on n’est donc pas dans la satire gros sabots. En tout cas, elle touche juste : Frédéric, en effet, est travaillé par cette vie un peu trop rangée et par une parole qui n'est déjà plus totalement libre avec son épouse. Une lutte intérieure s’engage. Il se met à fréquenter Chloé l’après-midi, sans le dire à sa femme : première étape d’un adultère que l’on ressent comme inéluctable. Sauf qu’on est chez Rohmer, et qu’il se passe près d’une heure avant que les deux osent un baiser !


Qui n’est même pas montré face caméra. On ne verra pas grand-chose dans L’amour l’après-midi, pourtant on peut affirmer qu’il s’agit bien d’un film érotique : si l’érotisme, contrairement à la pornographie, se définit par la montée lente du désir, plus suggéré que montré, c’est bien ce que Rohmer donne à voir. Exemple, la superbe scène où une vendeuse dépasse les bornes en insistant pour qu’il essaie une certaine chemise : elle le rejoint même dans la cabine d’essayage pour, tout proche de Frédéric, donner son avis ! Exemple aussi, les conversations privées que Frédéric surprend de ses secrétaires. Notons aussi l’apparition furtive de la jeune fille au pair, nue dans l’appartement… toutes ces scènes entretiennent un climat favorable à la « chute » de Frédéric, tenté. On pourrait même dire, en réponse aux pensées de Frédéric sur les femmes du début, que c'est Chloé qui est la concrétisation de toutes ces femmes que le désir de Frédéric a effleurées.


Avec elle, le cheminement va passer par de nombreuses étapes : la posture avachie de Chloé qui contraste avec le maintien de Frédéric dans son bureau, une visite à un nouvel appartement où l’on constatera qu’il n’y a qu’un lit une place, les deux tourtereaux qui se prennent les mains, puis rapprochent leur visage, Chloé agissant comme la patronne au bureau (elle ne remercie pas pour le café que lui sert la secrétaire, contrairement à Frédéric), la séance d’essayage de robes au sous-sol du magasin où Chloé s’est fait embaucher, Chloé au pied de Frédéric dans son nouveau studio…


Enfin, la superbe scène où la jeune femme, sortant de la douche, lui demande de l’essuyer. Embarras de Frédéric qui nous montre que, non, on ne passe pas si facilement à la relation charnelle, contrairement à ce que veut nous faire croire le plus souvent le cinéma, et je suis gré à Rohmer d'aller ainsi à l'encontre des clichés. Chloé croit toucher au but en allant s’allonger nue sur le lit. Là, Frédéric veut enlever son sous-pull par la tête, il se regarde dans la glace et cette image lui évoque les clowneries pour faire rire sa fille qui nous ont été précédemment montrées. Ce qui opère un déclic, le ramenant dans le giron du mariage. Amour l’après-midi il y aura bien, mais avec sa femme, dans une relation revitalisée : on sait que la venue d’enfants dans un couple fait peser de gros risques sur sa libido, et les échanges entre Frédéric et Hélène sont empreints de tendresse mais assez peu de sensualité. Ils tournent aussi beaucoup autour des enfants et des contraintes matérielles. Frédéric manqua de succomber, manqua seulement, et l’on ne peut que se dire que cela tint à un cheveu, une image dans le miroir avant de franchir le pas. Belle idée, assez réaliste il me semble.


Cette fin ne fait pas l’unanimité. Elle peut paraître moralisatrice puisque la bienséance l’emporte. J’ai personnellement beaucoup aimé l’idée de cette fin, un peu moins la réalisation, les pleurs d’Hélène étant un peu mièvres – comme, du reste, tout le personnage de l’épouse, toujours souriante, douce et aimante. Mais l’idée est assez belle, que la tentation de l’adultère puisse vous faire ressentir à quel point vous aimez celle qui partage votre vie. Il y a tant de films qui racontent l’infidélité, apprécions qu’un cinéaste nous propose autre chose : un film sur la tentation, et sur ses effets. Finalement, Frédéric respectera la belle description qu’il a faite de sa personne, mais en étant passé par des détours. Gageons qu'après l'expérience Chloé il se mentira un peu moins à lui-même...


Restent tout de même quelques réserves. Elles concernent d’abord l’interprétation. Comme chez Bresson, on joue souvent faux chez Rohmer, mais je l’accepte mieux chez Bresson, dont le cinéma est si singulier qu’on prend sa proposition en bloc. Pas mal de répliques, ici, sonnent vraiment faux (c’est sans doute Zouzou qui s’en sort le mieux), ce qui n’aide pas à entrer dans le film. Par ailleurs la mise en scène est par moments un peu raide : par exemple les entrées dans le bureau de l’agence de Frédéric (un client, son associé joué par Daniel Ceccaldi) qui m’ont donné une sensation de mauvais théâtre ; en revanche, beaucoup aimé les scènes de foule dans Paris, que Rohmer oppose à la résidence bucolique où logent Frédéric et sa famille. Enfin, le film a mal vieilli, mais ça c’est un peu le problème de tous les films des années 70 : cette mode, mon Dieu ! On a un peu de mal à suivre Frédéric lorsqu’il déclare à Chloé que son tailleur criard à pattes d’éléphant est splendide…


L’amour l’après-midi n’est sans doute pas le joyau de son réalisateur, mais il reste un film assez passionnant, ouvrant sur de belles questions. 5 ans plus tard, Truffaut proposera, avec L’homme qui aimait les femmes, une forme de réponse, ou d'écho, à la hauteur de la proposition de son collègue de la Nouvelle Vague.


7,5

Jduvi
7
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le 8 sept. 2021

Critique lue 541 fois

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