L'Ange blessé
6.5
L'Ange blessé

Film de Emir Baigazin (2016)

Avec l'Ange blessé, Emir Baigazin poursuit son travail exploratoire sur la nature humaine vue au travers du prisme de l'enfance, qu'il avait débuté avec "Leçons d'Harmonie".


Cette fois-ci le réalisateur casse la linéarité de sa fable pour la découper en quatre sketchs indépendants introduits par des écrans-titres qu'il illustre avec des morceaux de La Guirlande de vie (visible ici), une fresque réalisée par Hugo Simberg et recouvrant les murs de la Cathédrale de Tampere en Finlande. Quatre adolescents vont ainsi servir de marionnettes expérimentales pour aborder quatre thématiques: le destin avec Jaras, la chute avec Poussin, l'avarice avec Crapaud et le péché avec Aslan.


Impossible d'aborder L'Ange Blessé sans également évoquer le tableau (visible ici) qui lui conféra son titre, toujours signé par Simberg. Selon les dires de Baigazin, l'oeuvre ne lui a pas insufflé l'idée du projet, mais lui a permis de concrétiser son illustration. Ce plan iconique apparait d'ailleurs explicitement dans l'un des sketchs dans une version bien plus lugubre, mais il est évident que chacun des jeunes représente tour à tour cet ange blessé.


Ce que j'aime dans la construction du film c'est qu'elle ne rentre pas dans la facilité de multiplier les liens entre les intrigues alors même que les quatre jeunes se connaissent et fréquentent la même école. Les ponts existent, mais résident surtout dans la sphère du symbolisme et de l'impalpable. Pour la faire courte, chaque parabole évoque le glissement de son protagoniste vers une attitude extrême face à une situation qui les dépasse. Jaras est excédé par la présence envahissante de son père sorti de prison. Poussin, chanteur dans une chorale, est anéanti par son extinction de voix. Crapaud est consumé par sa soif d'enrichissement qui l'isole des autres. L'ambitieux Aslan trouve que la grossesse de sa copine est un frein pour ses études.


Ces transfigurations prennent des tournures radicalement différentes mais sont annoncées quasiment de la même façon. Peu avant le basculement, les enfants font dos à une fenêtre dans laquelle nous voyons ce vers quoi ils vont tendre, comme si ces âmes fragiles tentaient un dernier acte de résistance avant d'embrasser leur destinée. Dans le cas de Jaras, nous voyons son père marcher au loin, ce qui confirmera plus tard avec la voie crapuleuse qu'il décidera d'emprunter pour le faire partir. Crapaud, lui voit une bande de jeunes prônant la violence; quelques scènes plus tard, nous le verrons tabasser très violemment des camarades de son âge. Vous voyez le principe. Dans la même veine, le moment M du basculement est marqué par une coupure de courant. Une réalité qui dérange le quotidien des Kazakhs depuis la chute de l'URSS comme nous expliquera le film à son tout début.


Dans Leçons d'Harmonie, je reprochais à Baigazin de fleureter avec un certain académisme, mais là, je dois reconnaitre qu'il y affirme plus sa personnalité et qu'il aligne prodigieusement sa démarche artistique avec la radicalité de ses propos. L'aridité qui se dégage de sa photographie reflète bien le parcours de ces jeunes abandonnés à leur sort. Certains plans bénéficient d'une composition magistrale. Une usine crasseuse, un bâtiment en ruine, un amas de ferrailles, ces environnements lacérés sont magnifiés par l'oeil du réalisateur. Nous retrouvons d'ailleurs une certaine récurrence dans son travail, notamment sa recherche constante du minimalisme, son goût pour les sciences (l'un des enfants collectionnant des objets qu'il place précautionneusement sur son tableau périodique), son rapport à l'eau (source de vie, source de phobie et source de folie)...


La violence prend également une place centrale, qu'elle soit dirigée vers les autres ou envers soi même. J'ai toujours considéré qu'un acte de cruauté était plus dérangeant lorsqu'il était pratique par un enfant. Le film m'a encore donné raison. Certains passages sont vraiment insoutenables...


Même si je ne partage pas entièrement tout le corpus idéologique que l'Ange Blessé véhicule, je reste impressionné par la manière dont Baigazin s'empare de son médium pour l'ériger au niveau des ses influences et d'en faire une oeuvre aboutie pleine de subtilités. Cinéaste à suivre !


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Lien assez intéressant traitant des oeuvres citées: http://www15.uta.fi/FAST/FIN/REL/ev-cathe.html

GigaHeartz
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le 12 juin 2016

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