Il y a beaucoup d'esthétisme dans ce film de Bertrand Bonello qui relate la vie de prostituées dans une maison close à Paris en 1900.


Les décors sont de trois types :



  • les salons décorés assez luxueusement, où l'on se rencontre, s'observe, déguste du champagne

  • les chambres, feutrées, capitonnées, là où les prostitués reçoivent les clients

  • la cuisine : endroit ouvert, simple avec une grande table, où les filles se retrouvent pour déjeuner ensemble.


Il se dégage assez vite une impression d’enfermement, de prison, impression confirmée par les dires, les interrogations des jeunes femmes : "quand est-ce que je sortirai ?", "qu'est-ce que tu feras après ?".


L'unique scène extérieure, au cours de laquelle les jeunes femmes prennent un bol d'air et se baignent dans la rivière, sous la surveillance de "Madame", la maîtresse de maison (interprétée admirablement par Noémie Lvovsky) montre par contraste ce besoin de liberté, d'exister pour elles-mêmes, sans soucis des rôles et des apparats de la maison close.


On comprend vite que la maison va fermer, pour des raisons financières car "Madame" n’arrive plus à en gérer le fonctionnement, à cause de l'augmentation du loyer.


Le casting a parait-il, été très long; il a duré presque neuf mois mais cette longue gestation a aboutit à un superbe résultat, car les actrices sont toutes formidables et très complémentaires.
Bonello exprime ses intentions : "Je tenais à un mélange, d’actrices et de non actrices. Et en même temps, ce mélange et cette diversité devaient aboutir à une cohérence de groupe. Il fallait que les filles fonctionnent ensemble, en synergie. J’étais beaucoup plus obsédé par l’idée de former un groupe que par avoir un premier rôle. C’était très important pour moi que ce ne soit pas un film choral, avec des personnages et des figurants. Je voulais traiter de la même manière les six rôles principaux et les autres. J’ai mis autant de soin à les choisir, et à les diriger".


On ressent étonnamment cette cohérence, cette synergie entre les actrices. il en ressort une impression de grande complicité et de solidarité. Les conditions de vie étaient en effet difficiles dans ce type d'établissements : se séparer de sa famille pour éponger ses dettes, s'offrir aux clients et à tous leurs fantasmes, craindre les maladies sexuellement transmissibles (surtout la syphilis), être en dehors de la société, enfermées, contraintes à un emploi du temps exigent (d'où la grande fatigue exprimé par moments dans le film). Alors, la solidarité, la tendresse tentaient de compenser tout cela.


D'ailleurs, une des scènes les plus terribles du film qui montre réellement la peur et la souffrance de ces jeunes femmes, est celle de la visite médicale. Le gynécologue, mandaté par le préfet, sans souci de toute pudeur, examine chaque prostituée, afin de déterminer si elle est enceinte ou si elle a une maladie. A propos de cette scène, Bertrand Bonelle a confié : "J’avais envie d’en faire une séquence de terreur. On voit peu le médecin, on voit surtout les visages des filles qui attendent leur tour pour le verdict".


L'histoire la plus émouvante est sans doute celle de Madeleine, dite "La Juive", puis "La femme qui rit" car elle a été balafrée outrageusement par un client, un habitué dont elle rêvait qu'il la demande en mariage. Ce visage de cette femme au sourire agrandi est d'abord terrifiant puis très émouvant, à travers toute la souffrance qu'il déploie. Elle servira de bête à foire dans quelques salons bourgeois où se rassemblent les personnalités perverses, hommes et femmes, avides de sensations fortes.


Bien qu'elles soient toutes excellentes, je trouve que les actrices qui sortent du lot sont :



  • Alice Barnol, dont c'est le premier tournage qui interprète Madeleine, dont nous avons parlé plus haut

  • Adèle Heanel, qui se révèle très prometteuse. Elle interprète Léa, dite "La poupée" car un client a pour fantasme de la prendre par derrière alors qu'elle mime une poupée

  • Iliana Zabeth, qui joue Pauline, dite la Petite, jeune fille se seize ans, fraîchement débarquée dans cet univers si particulier, mais qui se sauvera bien vite, sans doute effrayée par la maladie de sa consœur (la syphilis).


Les scènes sont assez pudiques, bien qu'on voit certaines scènes de nu. La pratique courante à l'époque était en effet de garder son corset ou sa culotte fendue pour les femmes, et son costume pour les hommes.
J'ai trouvé les costumes réalistes, de grande qualité. D'ailleurs, Anaïs Romand a obtenu le césar des meilleurs costumes en 2012. Il semblerait qu'elle ait taillé tous les corsets sur mesure.


Enfin, un mot sur la BO me parait utile : l'intégration de musiques totalement anachroniques, contemporaines m'a au début surprise, mais quand je lis la justification du réalisateur, je comprend mieux son choix. il a déclaré : "Avec le film d’époque, ce qui me fait peur c’est la reconstitution. Quand j’écrivais, j’écoutais cette soul music des années 60 et l’âme de ces voix de chanteurs Noirs Américains me ramenait à ces filles. Quand l’une d’elle meurt, elles entonnent autour d’elle un chant d’esclaves. On n’est pas obligé de mettre un quatuor à cordes parce qu’on est en 1900. Ça n’était pas juste pour dépoussiérer, ces femmes m’évoquaient cette musique, peut-être le rapport à l’esclavagisme.". En conclusion, je trouve cette idée très originale et cela enrichit le film, lui donnant une tonalité très particulière.


La scène finale m'interroge particulièrement : pourquoi montrer Clotilde, cent ans après, faisant le trottoir au bord du périphérique parisien ? Qu'est-ce qu'a voulu dire Bertrand Bonello à travers cette image ? Que la prostitution continue, que c'était mieux avant dans les maisons closes ?
Je vous laisse le soin de partager cette interrogation avec moi et d'y apporter votre réponse.

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