La parade des chars après la libération de Paris en 1944, l’appel du 18 juin, on a toujours une image très solennelle et héroïque des exploits de la Résistance lors de la Seconde Guerre Mondiale. C’est d’ailleurs souvent par ce prisme que se raconte la guerre au cinéma, à travers les exploits et les grands réussites, pour montrer la victoire du courage face à l’adversité, quitte à, très probablement, venir un peu trop embellir un tableau plus sombre et à la réalité plus cruelle. L’Armée des Ombres, fleuron de la filmographie de Jean-Pierre Melville, est très certainement dans une démarche beaucoup moins biaisée.


Aux antipodes du film de guerre puisant dans l’émotion pour trouver sa force, construisant l’héroïsme de ses protagonistes pour exalter son spectateur, Melville réalise, avec L’Armée des Ombres, un film sombre, froid et méthodique. Dans cette guerre, il n’y a pas de héros. Et si l’on admire la volonté des protagonistes, il est difficile de leur affubler une telle étiquette, tant la laideur de certains de leurs actes, forcés par les événements, ne peut que rebuter. Rien n’est beau ni sacré. C’est la mise en lumière, dès les premiers moments, dans le camp de prisonniers, d’ombres qui se faufilent dans des rues désertes d’une France à l’agonie, tuée par l’Occupation, sans âme, rongée par la paranoïa et la mort. La tension est permanente, à chaque instant la mort peut frapper, les autorités peuvent surgir. La Résistance est organisée, mais elle paraît fragile, elle risque à tout moment de s’effondrer.


La Résistance fascine depuis des décennies, souvent imaginée comme un élan du peuple, motivée par l’appel du Général de Gaulle. Mais, en réalité, c’est une organisation bien plus obscure, condamnant les volontaires à se salir les mains, en lieu et place de ceux qui ne le veulent. Jean-Pierre Melville parvient ici parfaitement à saisir la détresse de la situation, la rigueur méthodique de ses protagonistes, parfaitement retranscrite par son équipe d’acteurs au diapason, et à montrer la Résistance telle qu’elle fut et non pas telle que l’on veut la voir. Pas de pathos outrancier, pas d’artifices, tout est au plus près de la réalité, une marque de fabrique du cinéma français, qui atteint ici son paroxysme dans un film presque documentaire.


La photographie de Pierre Lhomme est sublime, avec des jeux de lumière appuyant la froideur de l’époque, dans ces journées grisâtres, ces nuits américaines et ces nombreux clair-obscurs saisissants. La caméra de Melville se meut avec fluidité, jamais sans un but certain, pour donner du sens aux non-dits, qui occupent la majeure partie du film, taiseux et observateur, laissant au spectateur le soin d’écouter les pensées des personnages. Ces éléments montrent à quel point L’Armée des Ombres brille en tous points, qu’il s’agisse de l’écriture, du fond ou de la forme. Toutes les composantes du film sont savamment maîtrisées pour que prenne vie ce tableau sombre et triste d’une époque trouble et inquiétante.


L’Armée des Ombres est, en effet, un grand film. L’héroïsme laisse place à une drôle de forme de bravoure, où des anonymes n’hésitèrent pas à se sacrifier pour résister, sauver ce qui pouvait l’être, malgré le désespoir. Pas de maquillage, pas de tricheries, tout est raconté pour montrer et non pas pour plaire. Et, finalement, qu’est-ce qui peut bien plaire quand on parle de l’Occupation ? Pas grand chose… Et Melville l’avait compris. Impitoyable avec ses personnages, déterminé dans son propos, il réalise ici un grand classique du cinéma français, à la force intacte, et à l’intérêt historique immense.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 9 août 2019

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