Pour qu’un film demeure après presque un siècle, et ce malgré un mauvais état de conservation et un montage déficient (en dépit des remastérisations), il faut qu’il dégage une force émotionnelle intemporelle et qu’il suscite encore l’admiration des cinéastes et cinéphiles contemporains. Or, L’Atalante est non seulement adoubé, entre autres, par Truffaut qui le trouvait « stupéfiant, (…) bouleversant », considérant Vigo « le premier cinéaste d’avant-garde professionnel (…) », ou encore Kusturica qui dit s’en être inspiré pour tourner certaines scènes de son chef d’œuvre Underground, mais en plus et surtout il provoque chez le spectateur d’aujourd’hui une fascination et un enchantement durables assez rares pour ne pas en faire l’éloge.
Le plus grand critique de cinéma français jusqu’à aujourd’hui, Michel Ciment, ne s’y trompait pas en choisissant Départ en Péniche du film L’Atalante comme générique de son émission Projection Privée, à laquelle le visionnage du film m’a inévitablement renvoyé : au-delà de la qualité de la BO, il voulait rendre hommage à ce chef d’œuvre, datant de 1934, seul long-métrage de Vigo, mort trop tôt à l’âge à peine de 29 ans. Ne sous-estimons cependant pas la grâce du travail signé Maurice Jaubert, qui participe grandement à la féerie du film : l’arrivée à Paris, le bazar de Jules, Vague à l’âme sont des compositions qui participent pleinement à la recréation d’un monde magique, avec ses airs de boîtes à musique venus de l’enfance et son accordéon plein de gaieté et de rires immortels sortis tout droit d’une guinguette, qui contrastent avec la dureté du réalisme de l’œuvre : mariage par dépit, grande misère, routine asphyxiante, ennui, absence de rêve, jalousie, couple qui ne s’entend pas, etc. parcourent un itinéraire parsemé de joies et de déceptions qui collent à des personnages types de l’époque : la jeune paysanne innocente qui veut découvrir le monde, dont Paris ; le mari, suspicieux, forgé aux épreuves de l’extérieur et qui contrôle sa bonne femme ; le père Jules, ancien marin - désormais d’eau douce - porté sur le vin, rustre mais jovial, superstitieux sur les bords.
Cette BO est au fond à l’image de l’œuvre, mêlant réalisme et fantaisie ou magie, les pieds sur terre et la tête dans les nuages, ou plutôt dans l’eau, lieu ou plutôt matière de la poésie d’où surgit l’image, fruit à la fois du songe et de la mémoire. Cette force poétique de l’eau, rappelant les travaux de Bachelard dans Eau et Rêves explorant « des eaux claires, brillantes où naissent des images fugitives, jusqu’aux profondeurs obscures, où gisent mythes et fantasmes », donne d’ailleurs naissance à une scène splendide, mémorable dans l’histoire du cinéma, d’une audace esthétique et technique inouïe pour l’époque, où l’amoureux transi faillit de se noyer pour revoir son épouse disparue, qui grâce à la magie de la surimpression lui réapparaît. Ou, autre scène remarquable, dans laquelle Vigo travaille la « réalité charnelle », comme l’a appelée Truffaut, lorsque les deux jeunes mariés dorment pour la première fois loin l’un de l’autre, communiquant ensemble sans le savoir dans leur lit et leur sommeil à travers une sensualité aussi osée que chaste grâce à un cadrage et une photographie érotisant les corps allongés en tenue de nuit et effectuant, seuls, des gestes suggestifs.
Si Vigo, grâce autant à la fantaisie qu’à la magie combat le réel, il ne refuse toutefois aucunement l’apport de celui-ci dans la réalisation : entièrement tourné à l’extérieur, son film, précurseur du cinéma à venir, s’appuie sur les aléas du tournage au lieu de les fuir. De cette réalité il extrait une magie, l’invisible grâce du quotidien, avec des parenthèses enchantées comme la cabine du marin, incarné par un Michel Simon inoubliable, aussi rustre que touchant, la venue du camelot et son numéro de bonimenteur, interprété par un Gilles Margaritis endiablé (lui qui, deux ans plus tard, créa un numéro d’excentrique musical), le réveil en chanson de la jeune mariée avec Le chant des mariniers ou encore la scène des retrouvailles à la fin du film.
Grâce par ailleurs à une photographie parfois splendide signée Boris Kaufman (12 hommes en colère, Sur les quais, …) qui relève considérablement certaines scènes (Jean recherchant Juliette, Juliette marchant seule), Vigo signe un film singulier, moderne et universel qui posera les bases d’un cinéma créatif et audacieux.