"Un enchaînement de clichés. Les deux arabes, le noir, le blanc raciste au regard dur, l'autre blanc au regard doux et la quarantenaire aux jambes effilées qui va réunir ce beau monde en grands éclats de rire." Voilà ce que je pensais à la 30eme minute de film. Mais, au même titre que la scène du port écrite par Malika (récit de joyeux lurons barbotant sur le quai du port de La Ciotat qu'un paquebot qui vient d'être mis à l'eau a légèrement éclaboussé) contraste avec la scène montrée à l'écran pendant la lecture de Malika (le quai submergé par la vague du paquebot, violence, voiture renversées, panique), mes premières douces impressions contrastent avec la réalité brutale du film.


Brutale pourquoi ? Brutale parce que lumière brûlante, coupante, cette lumiere vive de milieu de journée, soulignée par les puissantes zones d'ombre, où on veut de réfugier tant la chaleur d'été nous oppresse. Brutale parce que la Ciotat et son chantier naval de ferraille, monstre de passé qui dévore la ville, une ville fantôme, qui paraît vide devant la caméra de Laurent Cantet, où même les calanques semblent acérées sous le soleil de midi. Et bien entendu brutale parce qu'Antoine. Antoine, et son grain de beauté au dessus de sa lèvre supérieure presque retroussée, prêt à mordre quand il souffle "vous vous intéressez à moi parce que... je vous fais peur." Antoine, brûlant de jeunesse, muscles pas encore dessinés, peau douce. Antoine et ses silences rompus par de terrifiantes provocations. Antoine, menaçant mais attendrissant à la fois. Antoine, opaque : quand il révèle ses intentions les plus noires, pistolet à la main, Olivia ne le voit que derrière une vitre. "Je ne te comprends pas, qu'est-ce que tu veux faire", voila les mots d'Olivia et aussi les nôtres.


Qu'on se le dise vite, Laurent Cantet rompt avec sa tradition du groupe adolescent (Foxfire, entre les murs). Les autres ne servent qu'à nous rendre plus éclatante la solitude de l'incompréhensible Antoine, ce jeune adulte au visage d'adolescent, écrasé par la chaleur de l'été et cherchant chaque jour une redemption dans la fraîcheur de la Méditerranée. On passe des plans en champ contre champ du groupe à une focalisation de plus en plus centrée sur Antoine. Le groupe apparaît de moins en moins, Antoine s'empare de tout l'écran.


Mais alors si on le voit tant, ne comprend-on jamais qui il est ? Si, Cantet nous en donne la clé à la fin du film. Antoine est un Meursault de 20 ans, il est notre Étranger. Il subit l'absurde du passé qu'on veut lui faire porter, du décor de sa ville qu'il connaît par cœur. Il cherche une zone d'adhérence dans cette vie absurde qui glisse de jour en jour avec l'armée, avec les groupes d'extrême droite. Mais il ne trouve rien. Tout est absurde. Il tire même sur la lune pour tenter de faire tomber le décor qui l'entoure.
Puis il comprend. Avant dernière scène du film. Antoine lit son texte qui nous dit que pour justifier le meurtre et le suicide, les gens trouvent des raisons : haine raciale, vie dans avenir. Mais il n'y a pas de raisons. Il n'y a de raison à rien finalement, il n'y a que l'ennui des jours qui passent mollement.
Et c'est la fin ? Meursault-Antoine comprend que ce sentiment qu'il avait n'était que l'expression de l'absurde ?
Non, il reste une scène. Antoine est sur un bateau, il enroule un tuyeau et repart sur la mer. Il regarde l'horizon. Antoine devient alors Sysiphe qui roule son rocher et remonte la montagne pour regarder d'en haut l'horizon. Et Antoine est heureux.

inesclivio
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le 10 oct. 2017

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Ines Clivio

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