Cogitore, ergo sum, pourrait - on dire à propos de ce film. Donner à penser ce qu'est un continent, voilà une question. Territoire défini par des frontières, caractérisé par une géographie et une climatologie propres, le continent relève d'une taxinomie qui partage l'espace terrestre en zones strictement figurées et balisées à l'aide d' une topographie aux contours extrêmement précis. Le film reprend métaphoriquement cette idée pour l'appliquer à la géographie de l'âme humaine. Racontant une histoire d'amour née par et pour le langage, il pose les prémisses de ce "continent amoureux" dans une exposition mi-originale, mi-banale, balançant entre ces 2 pôles dans un va et vient parfois poétique, parfois convenu. Ici, le sentiment surgit de la parole, alors que l'expression "parler le même langage" prend tout son sens. Les mots de chacun doivent coïncider, et pendant qu'Olivier éructe de façon mécanique des "je t'aime" intempestifs, voire parfois incongrus, Maria répond par le silence assourdissant de son désir charnel. Les syntaxes diffèrent et la grammaire commune met du temps à s'installer. Pour se faire comprendre, être polyglotte ne suffit pas, encore faut-il parler de la même façon. La première passe d'armes se fait sur les subtilités des variations tonales du mandarin, mais la machine langagière est enclenchée et l'histoire amoureuse peut commencer à se raconter. Je te plais, du gefällst mihr, and now we can love each other. Le sabir surmonte la tour de Babel, pendant que l'amour dicte sa loi intemporelle. La première partie du film se passant à Taipeh, on évite l'exotisme hamiltonien même si quelques plans font l'effet de cartes postales (la coupe de fruits sur la table, une rue taiwanaise déserte... ). Et puis, il y a l'Autre, ce continent inexploré qu'il faut défricher, conquérir, domestiquer, clôturer. Freud ne parlait-il pas de continent noir à propos de la femme? Ici, l'idylle se noue rapidement (trop vite peut-être) et si on lit parfaitement la déferlante de la passion sur le visage lumineux et solaire de Deborah François (en tout point remarquable), il n'en est pas de même pour Paul Hamy dont le jeu benêt le fait plus ressembler à une citrouille qu'à un amoureux.
Et puis, comme pour les continents, survient la tectonique des plaques qui les font s'entrechoquer et modifier leurs contours. Elle s'incarne ici dans la maladie, catastrophe naturelle à secouer les fondements du couple jusqu'à lui faire perdre son latin,voire sa langue commune patiemment édifiée. Premiers chocs : le vocabulaire se simplifie et s'aliène dans la grossièreté (symptôme de la maladie d'Asperger), la sémantique sentimentale se dissout dans le mécanique (Olivier ânonne absurdement qu'il est au Canada alors qu'il gît dans un lit d'hôpital). Maria résiste au tremblement de terre, pense la partie gagnée, puis est submergée par les répliques qui finissent par l'emporter. Au passage, on croise un monde médical dépassé par les événements (un Vincent Perez qui ne croit pas un instant à son rôle ), sorte de décor obligé qui illustre les décombres de son impuissance.
L'autre, toujours, "que l'on croyait deviner au détour d'un regard, entre les lignes et sous le fard" (merci Ferré) , cet autre disparaît à jamais, mort parmi les vivants, par le travail destructurant, métamorphique et viral du temps maladif. L'autre devient ce rivage inaccessible sur lequel on n'accostera plus, Amérique perdue.
Alors, qu'est ce qui fait que le film ne fonctionne pas pour moi, que l'empathie pour les personnages n'a pas eu de point d'accroche, que mon regard sur lui était simplement poli, mais froid ? Il y a bien sûr les erreurs de casting en ce qui concerne Paul Hamy (insignifiant) et Vincent Perez (hors de propos). Il y a également le maniérisme de Cogitore à vouloir cadrer en photographe recherchant l'excellence dans ces plans fixes très arty, ou en métaphorisant la progression de la maladie à l'aide d'images de synthèse couleur rouge sang ou blanc globuleux, dans ce combat entre le feu (la vie) et la glace (la mort) , tous artifices figeant la circulation de l'émotion. Reste un film maîtrisé, questionnant des principes essentiels (qu'est-ce que l'identité, le langage est-il fondateur de notre humanité, à quelles frontières s'arrête notre responsabilité, etc...). Ne serait-ce que pour cela, il mérite notre attention.

Cinefils
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le 4 juil. 2019

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