Si le cinéma a ses fantômes, L’Echiquier du vent est de ceux-ci : boudé à sa sortie en 1976, puis banni après la révolution islamique, le film fut longtemps réduit à l’état d’invisibilité, de légende prête à être oubliée, de simples murmures propices aux fantasmes cinéphiles. Une copie censurée de médiocre qualité raviva son souvenir durant les années 2000, avant que les négatifs ne réapparaissent de manière miraculeuse il y a quelques années. Après quatre décennies de ténèbres, le premier enfant de Mohammad Reza Aslani peut enfin renaître de ses cendres.
Pour un pays dont notre connaissance cinématographique se résume bien souvent à une poignée de noms (Kiarostami, Panahi, Fahradi), cette découverte a tout de l’expérience vivifiante et indispensable : nouvelle incarnation artistique, nouvelle approche esthétique, nouvelle vision d’un cinéma sur lequel nous avions tant de prérequis.
Ce sont ces derniers, d’ailleurs, que le visionnage malmène en ouvrant une fenêtre sur une époque mal connue (l’histoire se déroulant au début du XXe siècle sert à évoquer l’Iran des années 70), en mettant en lumière une audace pour le moins insoupçonnée : la reprise du drame bourgeois classique, dans lequel le rapport de classe domestique/ maître permet de mettre au jour la médiocrité tapie derrière le masque social, se fait par un travail formel nourri d’influences internationales. On pense par exemple à Visconti (Le Guépard) pour son tableau d’une élite décrépite, à Kim Ki-Young ou Buñuel pour l’étude des rapports de domination, ou encore à Hitchcock (Rebecca) et Kubrick (Barry Lyndon) pour certains traits saillants de mise en scène. C'est comme si, d’une certaine façon, Aslani se devait de faire sauter le couvercle posé sur la société iranienne en y faisant souffler un vent culturel provenant du monde entier...
L’histoire, quant à elle, a des airs classiques, évoquant à la manière d’un Zola l’éternelle cupidité humaine (une héritière paraplégique devient la cible de son beau-père), contant l’inexorable agonie d’une famille bourgeoise recluse dans la prison dorée qui lui sert de demeure. Un cadre domestique, à la portée métaphorique évidente, dans lequel le jeu social va se transformer en petit théâtre des horreurs, avec ses personnages avides et sans scrupules, son élite dépravée prête à chuter et son bas peuple confit de rancœurs et d’ambitions. La peinture sociale est virulente, d’autant plus qu’elle n’épargne personne : en dépit de leur place sur l’échiquier social, tous les personnages sont unis par le même vice, par le même culte de l’argent et du pouvoir, par la même monstruosité larvée.
Une médiocrité omniprésente et omnipotente, signe d’un pourrissement social sous-jacent et constant, qu’Aslani nous dévoile à travers une mise en scène minutieuse et follement évocatrice. On appréciera ainsi cette subtilité du langage cinématographique, inspiré du principe de la miniature persane, qui privilégie l’éloquence du détail à la lourdeur des discours prononcés : c’est en effet à la faveur d’un gros plan sur un objet ou sur un geste que nous percevons l’intimité des personnages, leurs tourments ou leurs frustrations sexuelles. Une habileté qui permet au cinéaste de fustiger l’hypocrisie de ce monde fait de faux-semblants, tout en poussant l’audace jusqu’à saupoudrer de lesbianisme la relation entre deux personnages féminins. C'est bien sa finesse d’exécution qui donne à la scène sa pleine puissance subversive, diffusant une liberté de ton nocive pour tout cadre patriarcal sclérosé.
De la même façon, l’agencement de l’espace sera tout aussi porteur de sens, mettant en forme des maux bien souvent non-dits. La maison, ainsi, devient un personnage à part entière, symbolisant l’hermétisme d’une société labyrinthique au sein de laquelle les habitants ne peuvent que se perdre. Une impression finement entretenue par le cinéaste qui pousse sensiblement son film à la lisière du fantastique : filmée à la manière du Manderley de Rebecca, la demeure se donne des airs de maison hantée, avec ses locataires résignés à n’être que des morts-vivants, avec ces miroirs qui isolent et ces pièces qui emprisonnent, avec cet éclairage à la bougie génératrice de spectres et annonciatrice des ténèbres à venir. Avec Aslani, c’est sur la forme que repose la diatribe : l’escalier central, symbole évident des rapports de pouvoir, doit accueillir le Roi ou la Reine en son sommet. Seulement, dans cette société avide et corrompue, il ne reste plus que des fauteuils de bois en guise de trône, des couronnes ridicules pour une élite désormais dépourvue de toute noblesse...
Si la résurrection qu’est L’Echiquier du vent constitue une belle surprise, on pourra toujours regretter son rythme parfois laborieux, voire ses quelques passages inutilement explicatifs (la fréquente intervention du « chœur antique », composé de lavandières, vient mettre des mots sur ce que les images avaient suffisamment explicité). Des reproches, toutefois, qui ne suffisent pas à occulter l’élégance formelle de l’œuvre, et encore moins sa redoutable clairvoyance.