Showy, ou deux réflexions sur les derniers plans de The Terror of the Tongs


(1) Chung King se lève de sa chaise, la grande pièce ornée dans laquelle ses cérémonies avaient lieu est découverte ; à la merci du capitaine Jackson Sale, il n’a plus d’issue. Derrière lui, son fidèle assistant (un peu en retrait) sort une longue lame effilée de sa manche et lui enfonce dans le dos. Chung King s’écroule. Retour sur le visage de Sale, qui lève la tête et tourne son regard vers la droite, comme pour y observer quelque chose. Dans la continuité inachevée de ce mouvement du corps se glisse en un raccord rapide le dernier plan du film : on nous montre la partie de la pièce dans laquelle Chung King se tenait habituellement pour officier. Sur une estrade un grand siège doré, adossé à la peinture murale d’un dragon rouge. Personne ne se tient dans le plan. La caméra avance doucement vers le siège vide, et le titre apparaît. Le générique de fin commence. 


La première fois que j’ai vu cette scène, il m’avait semblé que ce contre-champ qui suivait le plan sur le visage de Sale était un retour vers l’espace dans lequel se tenaient Chung King et son acolyte. Stupéfaction de la disparition soudaine des deux conspirateurs, comme absentés immédiatement par l’intervalle du raccord, absorbés dans l’ornement d’un espace de rituel qui tient par lui-même, arrêtés et disparus comme une action qui n’a plus court. 


En réalité Chung King est vu pour la dernière fois dans une partie de la pièce qui fait face à celle que je viens de décrire. Fausse alerte.


Mais dans la sidération de ce raccord subsiste largement quelque chose du travail figural qui opère comme une poussée de l’absence ou une progression de l’ordre inanimé du décors.  


Ce qui me séduit particulièrement d’abord c’est une chose qui se joue dans le geste de l’acolyte tuant le maître. De mémoire, le dos du maître n’était jamais apparu jusqu’ici. Jamais de façon déterminante. Assis et dos au mur, le maître s’était le plus souvent fixé au bord des espaces dans lesquels il se tenait. Sans que le film n’en fasse ainsi théorème. Mais au point que, lorsqu’il meurt, ce qui s’est tramé finalement, secrètement, dans son dos génère le spectacle surprenant d’une action qui se produit au fond du film, dans le saint des saints d’un espace où la conspiration germe, s’initie, et où le mystère semblait devoir demeurer. C’est comme le dos du film lui-même qu’on atteint là, ce qui pourrait être une façon de dire « son envers ». Il faut penser ici que ce meurtre est bien davantage une immolation, un sacrifice du chef des Tongs. C’est encore un geste de conspiration, une façon de s’ôter à l’ordre moral de la société qui s’est formée à la surface. Cette étrange horreur aura donc réussi à s’échapper en elle-même.


Le retour de la caméra, dans le plan final, sur un « espace-chaise », et la disparition virtuelle des corps de Chung King et de son disciple, achèvent de produire l’effet qui me séduit. C’est quelque chose qui a à voir avec le décors, et cette histoire de saint des saints. Certains lieux de spectacles et certaines églises me font, quand je m’y trouve, un effet similaire. Mais ne me l’auraient pas fait si je n’avais pas été sensible, d’abord, à ce que les films manifestent des lieux factices et encombrés qu’ils investissent. Exemplairement il y a cette scène dans la dernière partie du Lucky Luke de James Huth. Ce casino géant, comme un amas vertigineux de grandes boites cartonnées, chacune contenant une scène avec mannequins et accessoires grandeurs natures, issue d’un récit ou d’un jeu. Billy the Kid et Jesse James grimpent à ce monticule géant et se mesurent à ces petits espaces scéniques empilés. Un effet un peu similaire que j’ai ressenti il y a peu : dans les Batu Caves, au nord de Kuala Lumpur, des grottes gigantesques aux corniches desquelles on a disposé des statues peintes et presque grandeur nature, rassemblées par petits groupes en saynètes à des hauteurs que l’on ne peut pas atteindre, profanes. Mais on peut les voir d’en bas, de loin, distinguer leur sujet. Imaginer ce que cela ferait de se trouver debout ou accroupi parmi elles.


Une caractéristique commune à ces deux occurrences : voilà des représentations qui semblent ne pas avoir été disposées afin d’être vues. Elles ont à l’évidence été fabriquées par les hommes mais, mises en scènes dans ces endroits inatteignables, elles sont comme rendues à leur vie de formes, abandonnées mystérieusement à leur fonction de figuration. Quelle sorte de vie se trame là-haut ? Dans ces petits espaces ôtés au monde, c’est comme l’inverse du dispositif muséal qui se déploie. Éloignées des hommes, ces formes visuelles s’extraient de l’économie de la représentation ; plus la distance qui les sépare du regard humain est grande, plus l’écart qui distingue leur apparence propre et leur référence figurée se réduit, se contracte. Non pas que, de loin, on confonde telle statue de Parvati avec Parvati elle-même, ou avec une femme assise en tailleur, drapée de rouge. Mais en se confinant au bout de l’espace dans lequel le corps humain peut se mouvoir et toucher les objets qui l’entoure, sans exactement s’ôter à la perception de ce dernier, ces formes se proposent indirectement, incidemment à l’imagination humaine comme nimbée d’une facticité indémontrable. Voilà, à cet endroit, du faux qui tient lieu de vrai. Qui tient littéralement lieu. Le petit espace qu’elles occupent, elles en font un « faux espace », quand même c’est, matériellement, un véritable espace, la parcelle d’un endroit mesurable. Elles se tiennent à l’orée du mur, de la paroi, de la peinture murale et occupent déjà, sur l’axe des abscisses, un peu du réel. C’est une enclave de figuration sur l’espace réel, qui soustrait ses formes à l’organisation expositoire des œuvres dans l’espace en octroyant à ses éléments matériels une autarcie contingente qui leur confère une façon de présence.


Je l’ai dit, elles ont pourtant l’air d’avoir été fabriquées, moulées, sculptées, peintes par les hommes. Or depuis qu’on les a fixé à tel endroit, il semble que personne ne les ait jamais rejoint. La présence fantomatique, impossible, du corps humain qui les a produites peuple invisiblement ces représentations. Quelqu’un a du passer par-là, elles ont connu le contact d’une main, d’un pinceau, quelqu’un a du les hisser là-haut, il y a peut-être encore des empreintes de pas autour de ces statues, de ces éléments matériels de représentation. Mais les voilà rendues à leur vie de formes, et mon bras deviendrait peut-être lui-même statue ou peinture s’il s’approchait d’elles et tentait de les toucher. La présence humaine est hors du champ, ou bien digérée, devenue elle-même une imitation, un simulacre. C’est l’inquiétante idée qui se réécrit dans Il mulino delle donne di pietra (1960) et dans tous les essais du genre.


Que se passe-t’il alors dans ce dernier plan de The Terror of the Tongs ? C’est comme s’il avait fallu ne jamais voir ce siège et ce mur. Le film accorde à cette parcelle de scène une importance paradoxale : il la montre telle quelle, sans qu’elle ne soit le cadre ou l’argument d’un évènement de l’action, mais il la montre trop brièvement pour qu’elle soit regardée autrement que comme le « fond » du générique, qui se lance deux secondes plus tard. Pourtant c’est bien elle qu’il a voulu montrer le temps d’un instant, comme foyer du regard de Sale. Voilà un espace qui s’échappe, si cela a un sens. Qui s’échappe dans l’avancée de la caméra en un bref travelling vers le fond, fond du film, instant liminal du récit qui se ferme, fond de la pièce qui devient fond du plan d’écriture (du générique). Ce léger mouvement d’avancée ne peut rien saisir, s’enfonce davantage dans l’absence qui s’accumule à l’intérieur du plan. Quel mystère habite ces deux secondes où la caméra progresse, et où l’écriture ne s’est pas encore superposée à cette image ? Cette dernière semble désigner avec une insistance disproportionnée un culte auquel on n’a même pas eu le temps de croire, ou plutôt les oripeaux d’un culte, ce qu’il en reste après que tout soit achevé, que ses membres l’ait abandonné. Et pourtant il y a là, comme avec les statues perchées des Batu Caves, l’idée inquiétante qu’une forme de vie reste tapie dans ce décors désert, puisque le film nous le montre. Le surgissement évènementiel ne se produit pas. La présence reste virtuelle. A-t-on le temps de songer que le lieu est en lui-même l’objet du plan ? L’effet de ce dernier se partage entre la surprise d’une désertion subite de la scène (du ou des corps qui devaient s’y trouver), et l’énigme d’une présence qui ne se réitère pas.


Ce dernier plan figure, pour ainsi dire, le devenir-espace du film, devenir qui pourtant ne serait pas le propre du médium filmique. Le film se confond avec l’espace qu’il montre précisément parce que l’objet courant de son regard, le corps des personnages, a disparu. Les formes animées ont laissé place à des formes inanimées. Le film semblait loger dans son regard les corps et les mouvements des personnages, et le voilà logé lui-même dans l’espace où il tient place ; c’est alors, pour ainsi dire, l’espace qui enregistre le film entre ses murs. La corporéité du filmeur qui se laisse sentir dans l’avancée timide de la caméra devient elle-même l’objet du plan. Ça n’est pas Sale qui avance, c’est, en quelque sorte, le film. J’identifie cette poussée de la caméra à la présence invisible mais nécessaire de l’artisan qui hante encore les petits installations matérielles ôtées à la contiguïté ou au toucher humain. Or, là où cette présence virtuelle se rattache au passé de l’installation (« quelqu’un est passé par là »), la présence cachée du corps filmant est simultanée et concomitante à l’épreuve de l’espace. Le lien n’est pas différé dans le temps.


Ce qui est comparable dans l’effet que me procure cette scène, à l’effet que me procurent les dispositifs sculpturaux et/ou ornements matériels mis en place à distance, c’est la façon dont ces derniers me sont donnés à voir. Et cette lente avancée, rapidement arrêtée, vers le fond de la pièce, vers l’estrade, produit quelque chose comme ce sentiment de transgression qui caractérise la rencontre avec ces objets, ces formes figuratives qui n’ont pas été disposées afin d’être vues. Ce plan final s’apparente à un frayage du film loin du centre de son action, qui amorce une échappée de ce dernier dans son propre monde. Une échappée dans laquelle il s’extrairait de ses obligations narratives (il y avait tant à dire et à faire après cette scène : le bilan sur les quais, le retour sur le deuil du père ou de l’amant, le nouveau départ en mer, sur le pont du bateau…). Montrer cet espace, cela correspond à opérer une sorte de révolution, de révulsion (au sens originel de déplacer le foyer d’un lieu à un autre), où le décors devient l’objet premier du regard, et non plus le fond sur lequel les figures s’animent. Sa matérialité nous surprend, elle n’est plus l’attribut du jeu des comédiens, elle se donne telle quelle, elle est l’objet du plan. C’est le corps virtuel du spectateur qui vient se fixer momentanément à ce dernier, comme figure. Le décors est la réalité de la figure (du personnage), la réalité dont fait l’expérience la figure. Nous voilà pris un instant dans la vulnérabilité, la précarité du personnage, dans l’étroitesse et la promiscuité de son monde. En tant que figure d’ailleurs nous ne parvenons même plus à nous percevoir nous-mêmes, nous disparaissons à notre propre spectacle. Nous entrevoyons la fausse vie cauchemardesque dont je parlais plus haut, à l’état de rêverie, qui consistait à « imaginer » ce que cela ferait de vivre parmi les figures. Tout ça juste avant que le film ne finisse.


(2) Autre chose. Plus rapide. Qui n’a pas spécifiquement à voir avec le film, mais que ce dernier ne montre pas moins bien qu’un autre. Chung King dit : il ne suffit pas que justice soit faite, il faut encore qu’elle soit vue en train d’être faite. En montrant un rituel d’exécution en pleine rue, les Tongs montrent leur justice en train d’opérer et, dans la littérarité supposée de son rapport au monde, le film y montre aussi une chose en train de se faire. Est-ce aussi vrai que ce qu’on pourrait croire ? 


En train de se faire, c’est-à-dire dans un certain rapport d’immédiateté entre le déploiement d’une forme et son identification à un phénomène humain. Et ce rapport immédiat s’actualise d’un instant sur l’autre jusqu’à former un geste, une action. L’ « en train » est une donnée par défaut du plan puisqu’il est cette durée d’identification. Le plan lui-même est une durée certes. Une durée dans laquelle se déplie un mouvement, une action. Dans l’autre sens on dirait : le plan est une image qui dure un certain temps. Une petite vie de formes à l’écart, qui se prolongent ou qui changent. 


Est-ce que je peux assigner à cette vie formelle une description si précise que cette dernière saurait me dire ce qui y est « en train » ? Arriverai-je à dire ce qui y a commencé, ce qui y a fini, et ce qui y a changé ?


Un dessin, une forme figurative faite à main levée, c’est ce que la sensibilité peut accueillir comme un idéogramme, dès lors qu’une certaine intention de signifiance sourd dans son contours, dans le tracé du geste qu’elle rappelle. Je crois que dans le filmé les choses se produisent avec un tel degré de précision que pour leur part, elles échappent à toute dénomination, à tout effort qui consisterait à dire ce qu’elles sont absolument. Il y a comme un mensonge à nommer les choses du filmé, plus encore qu’à nommer celles du réel de référence.


Quand les dialogues se raréfient, s’absentent, et que le film s’en remet à l’agitation de ses formes, qui pourrait-dire avec certitude à quoi correspondent ces dernières dans le discours, la terminologie virtuelle du film qui désigne sa propre trame ? Bien sûr, je peux toujours reconnaitre. Mais là-aussi je me trompe.


À l’écran les choses mijotent, transigent en permanence avec leur état précédent ; ce qui est perçu comme une continuité dans la permanence des corps pourrait aussi bien être vu comme le tremblement infini d’un ensemble indénombrable de traits. Y-a-t’il une permanence des traits alors, qui bénéficierait à l’identification des formes ? Je crois que c’est difficile à dire. Le mijotement c’est un certain « sur-place » des formes ; sur la surface qui leur est impartie, elles ne mutent pas en d’autres figures, d’autres contours : elles sont l’aspect frétillant d’une certaine quantité de lumière qui filtre et se colore. Mais c’est comme une seule et même quantité de lumière qui revient vers moi. De même que je ne suppose pas du plafonnier qui est allumé au dessus de ma tête que c’est d'un flux de lumière continu, continûment passant, dont il m’éclaire. Sa lumière demeure, elle est une, là.


Dans la multitude des coupures entre les plans, l’identification se renforce, elle se produit alors telle qu’elle opère par nature : comme le lien virtuel qui associe telle forme à telle idée dans l’espace de sens qu’ouvre un intervalle. Dans le temps long du plan, et a fortiori quand ce dernier se tait, c’est là que les formes visuelles échappent le plus facilement à leur caractérisation verbale. Incompréhensiblement, comme dirait Schefer. Mais l’effet est bien là, pour moi. Qu’est-ce donc qui m’apparait ? De quelle nature sont ces formes dont je ne peux pas m’empêcher de dire qu’elles rapportent, reviennent, depuis quelque part ? Quelle est cette façon d’échapper, à chaque instant que cela semble durer, à une quelconque forme de figure identifiable ? Tout bouge. Peut-on seulement parler de forme, en réalité ? Quelle est cette veilleuse dont la lueur cherche à s’échapper sans bouger ?

Thecaptaincactus
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le 16 juil. 2025

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