Rares sont les cinéastes à avoir aussi souvent exploré, étudié, interrogé, de film en film, l’histoire de son propre pays que Marco Bellocchio : après l’évocation du fascisme (Les Poings dans les poches en 1965, Vincere en 2009), les Brigades rouges (Buongiorno, notte en 2003 puis la série Esterno notte, sortie en 2023), ou encore la mafia (Le Traître en 2019), il s’attaque cette fois-ci au despotisme religieux à travers un événement qui a ébranlé l’Italie du XIXe siècle : l’enlèvement d’un enfant juif de six ans, baptisé à son insu, par un Pie (IX) voleur bien décidé à instrumentaliser le petit et sa conversion forcée pour revigorer un pouvoir ecclésiastique déclinant.

Déjà présent dans sa récente série, Esterno Notte, le motif de l’enlèvement était utilisé par Bellocchio comme le point de bascule qui précipitait l’Italie dans le chaos. Autre temps, autre enlèvement mais même conséquence avec celui du jeune juif Edgardo qui fait vaciller un pays aux fractures nombreuses (Catholiques/juifs, conservateurs, libéraux...). Un moment de bascule que le cinéaste vétéran saisi et questionne avec maestria en nouant trame intime et drame historico-politique, bouleversement collectif et déchirement intimiste...

Un double regard amené dès la scène d’introduction - avec ce nourrisson observé par ses parents et la nonne, des yeux juifs et d’autres catholiques – et que la terrible séquence de “l’enlèvement” va décupler en opposant le destin d’une simple famille, contraint de se plier aux lois iniques, et les desiderata d’un pouvoir asséché en humanité. L’idée d’une “monstruosité” sous-jacente est d’ailleurs finement conduite par Bellocchio qui n’hésite pas à “robotiser” les soldats de l’Eglise (perçus comme des exécutants froids, sans émotions) ou à “diaboliser” leurs actes (le rapt se déroulant en pleine nuit, sous la protection des ténèbres). Dès lors, le cinéaste va impulser un double mouvement à son film, suivre une double trajectoire, mettant en parallèle le déchirement d’une famille et l’unification d’un pays afin de donner à son geste créatif toute son ampleur et son impertinence.

Des ambitions matérialisées, d’emblée, par une volonté de faire une grande reconstitution historique, tout en facilitant l’immersion du spectateur : une immersion permise, notamment, par un excellent travail d’écriture qui fluidifie et rend compréhensible un récit étendu pourtant sur une vingtaine d’années et dont les nombreuses ramifications auraient pu s’avérer bien trop complexe. De même Bellocchio, à de nombreuses reprises dans le film, va tenter de créer des liens tacites entre les époques, afin d’offrir une coloration “moderne” à ces événements anciens. Comme lorsqu’il filme le rapprochement ambigu entre le vieux pape et l’enfant (assis sur ses genoux, caché sous ses vêtements), évoquant ainsi, sans jamais les nommer, ces secrets dissimulés par l’Église pendant si longtemps. D’autres effets de mise en scène, par contre, laissent un peu plus dubitatifs, comme ces caricatures papales qui s’animent soudainement dans une modernité anachronique. Malgré tout, bien épaulé par son chef opérateur Francesco Di Giacomo, Bellocchio impressionne par sa capacité à rendre compte d’une époque et synthétiser ses enjeux en une poignée de plans seulement, signe de la grande maitrise de son sujet.

Mais là où il impressionne le plus, c’est dans sa capacité à jouer sur les différentes échelles, associant constamment l’ampleur de la grande histoire à l’intimité émouvante de la petite : le tiraillement du jeune Edgardo, devant choisir entre deux religions, entre deux “pères” (un biologique et un autre spirituel), émeu d’autant plus qu’il trouve une caisse de résonance historique dans cette Italie où couvent la réunification et la chute du Saint-père. Une variation de tonalité que Bellocchio s’emploie à faire vibrer comme dans un opéra, un grand ballet musical, où les personnages, les enjeux ou les décors vont valser au rythme des violons. L’Enlèvement se nappe alors d’un classicisme élégant, sans tomber dans l’académisme pour autant, mais dont le côté programmatique (ou prévisible) l’empêche d’atteindre les plus hauts sommets émotionnels. Une petite réserve qui ne nous empêche pas d’apprécier, comme il se doit, le travail sur le jeu d’échos qui conforte le film dans sa dimension musicale. Ainsi de nombreuses scènes se répondent entre elles, formant un tout harmonieux et porteur de sens, comme cet espace public envahi tout d’abord par les soldats de l’Eglise (au début du récit) puis par les enfants du peuple, annonçant la nouvelle prise en main du pays. De la même façon, le glissement progressif d’Edgardo vers le catholicisme se comprend subtilement lorsqu’il passe des jupons maternels (dans les premières minutes du récit) à la soutane du Pape lors de la scène de jeu dans le parc. Un propos dont le sens bien plus actuel se fait sentir, lorsque L’Enlèvement fait rimer la figure d’autorité (celle du pape) avec l’idée même de la mort : mort de l’innocence pour l’enfant, mort de la mère, mort de la liberté pour le peuple.

Durant toute sa carrière, Bellocchio a toujours fustigé les dérives du pouvoir, et il trouve dans le personnage de Pie IX la figure idéale pour les synthétiser. Une autorité toxique, on l’a vu, qui manipule et prend possession de l’esprit comme des sentiments d’Edgardo afin de le façonner à sa guise : le jeune garçon perd pied avec sa réalité (il abandonne les prières juives durant la nuit pour finir par fantasmer la libération du Christ), renie ce qui le constitue en repoussant sa famille, afin de n’être plus qu’un simple mouton suivant son berger, un docile exécutant léchant le sol sur ordre de son maitre. Sa torture psychologique rappelle celle de la femme de Mussolini dans Vincere : l’Eglise agit comme un régime dictatorial en s’emparant de son être et en bridant son identité.

Un pouvoir que Bellocchio va fort justement tourner au ridicule, raillant sa prétendue grandeur (l’enlèvement d’un simple môme est un acte risible pour une entité qui se veut grande et puissante), se moquant de son image tyrannique (Pie IX prend une dimension bouffonne lorsqu’il est enveloppé par le lyrisme débordant de la musique, il est assez pitoyable lorsqu’il cauchemarde sa propre circoncision). Mais si la farce est féroce, son rire est triste. Car le propos sous-jacent ne prête guère à l’amusant, bien au contraire, puisqu’il nous rappelle que les dérives d’autrefois peuvent toujours s’écrire au présent, à l’heure où l’obscurantisme a le vent en poupe et où l’extrême droite a remis l’Italie à sa botte. Une manière d’éveiller les consciences, en tout cas, qui confirme la rage toujours vivace dont fait preuve Bellocchio, malgré ses 83 ans, et qui lui permet de faire de L’Enlèvement l'une de ses plus franches réussites.

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le 4 nov. 2023

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Procol Harum

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