Critique pour Le Bleu du Miroir


Corps social
L’engagement ; artistique, corporel et politique, est la teinte du premier long-métrage de Eva Riley qui signe une histoire émancipatoire ensoleillée. Leigh, adolescente émotionnellement livrée à elle-même, s’adonne corps et âme à la gymnastique afin de panser inconsciemment ses blessures et s’affranchir. Un parcours tumultueux marqué d’absences et de rencontres déroutantes.


L’envolée est énergique et solaire à l’image de son interprète principale Frankie Box qui, sous les traits de Leigh, trouve la justesse de (se) raconter la vie d’une athlète au sein d’un contexte familial compliqué. Empreint de ce vernis typique du cinéma social anglais, mais sans la grisaille habituelle, le film plonge au cœur de ce déterminisme de classes par le biais de la danse, insufflant une fraîcheur particulière.


Misogynie intériorisée
Alors que l’adolescente s’entraine pour sa première compétition, elle est confrontée la rivalité de ses camarades, généré notamment par un ‘délit de classe’. La jeune gymnaste de 14 ans se retrouve à devoir assumer elle-même les frais liés à sa pratique sa mère étant décédée et son père ayant déserté son rôle parental. Arborant un justaucorps usé et peinant à payer sa participation à la compétition, elle est la cible des moqueries des autres élèves. La scène du vestiaire cristallise toute cette discrimination en vigueur : prise à parti par deux autres filles, Leigh est raillée sur son apparence mais aussi sur le fait que la coach se consacre uniquement à elle. Qu’importe le talent de Leigh ou son histoire personnelle à l’extérieur de la salle de gym, la misogynie intériorisée des adolescentes s’invitent sur le tapis et impacte les performances de la jeune fille. La séquence révèle comment les systèmes insidieusement discriminatoires infiltrent toutes les strates de la société et tous les groupes.


Ainsi confrontée à l’animosité des autres, Leigh développe un fort caractère et ne s’autorise pas à être triste malgré le deuil. Sa pratique sportive lui apparait également dépourvu de sens ayant commencé sous l’impulsion de sa mère. Jusqu’à l’apparition d’un demi-frère caché qui va la bousculer. Hostile à la première rencontre, Leigh finit par baisser sa garde et trouver le lien, familiale comme amicale, qui lui manquait. Un grand frère, fabuleusement incarné par Alfie Deegan, quelque peu voyou qui intrigue l’adolescente notamment par ses fréquentations. L’agressivité qu’elle manifeste à leur encontre au départ se mue en volonté d’appartenance. Là encore, la transformation de Leigh manifeste du poids qui pèse sur le sexe féminin et la perversité du male gaze. Alors qu’au début elle se cache sous de larges sweat-shirts, remontant sa fermeture-éclair lorsqu’elle se trouve en présence de cette bande d’adolescents, elle troque son androgynie pour une féminité fabriquée à l’image de la copine de Joe. Maquillage et vêtements ajustés déguisent son corps en l’absence d’un modèle féminin usuellement transmis par la mère. Leigh sort de l’enfance pour rentrer dans un monde plus mature d’une certaine manière, modifiant l’image qu’elle a d’elle-même. « Ce que l’ornement révèle ainsi, c’est l’existence d’une relation entre être et représentation ». (Le corps des femmes, la bataille de l’intime, Camille Froidevaux-Metterie, p.77)


Mais dans une société patriarcale, la représentation de soi d’une adolescente est bien souvent dépossédée de son sujet par le regard masculin. Les fréquentations de Joe jouent ainsi sur l’objectification de Leigh tandis que cette dernière est perturbée par l’éveil de son propre Èros, poussée libidinale naturelle mais qui ne peut faire face à la brutalité de Reece, le « caïd » de la bande. Cette sexualisation prématurée entre en dissonance avec la candeur qui émane de la chambre de Leigh, espace intime où se manifestera cette confusion sexuelle, ainsi qu’amoureuse, avec son frère. Adolescente délaissée et perdue en quête de construction, Leigh est prête à prendre des risques pour exister aux yeux des autres et s’engage dans les petites magouilles délinquantes de son frère. Une complicité se crée entre d’eux selon des schémas relationnels cependant bien séculaire où Joe révèle un sexisme bienveillant sous couvert de grand frère protecteur, étant lui-même un adolescent déboussolé soumis à la masculinité toxique de Reece. Un mécanisme fréquent à l’adolescence « car les rôles et les comportements selon le sexe sont, peut-être plus qu’ailleurs, culturellement très fixés ».


‘EmpowHer’ body
Malgré les difficultés abordées, Eva Riley dresse un portrait solaire de la jeunesse et décortique avec finesse et humour le joug patriarcal toujours existant. Elle distille surtout une lumière, tant dans le scénario que dans la photographie, qui donne toute sa douceur au film. Mais la réelle plus-value de cette histoire demeure dans la façon dont le corps en tant que force intrinsèque est traité par la réalisatrice.


Alors que Leigh est soumise aux injonctions sociétales de la transformation « en femme », elle appréhende du même temps son corps pour ce qu’il est : puissant, fonctionnel et pourvu d’émotions. Au début de la narration, ce corps lui fait défaut n’arrivant pas à terminer sa chorégraphie pour la compétition. Ses émotions rentrent en confrontation avec son physique, deviennent un obstacle sur le tapis. Le deuil interfère de manière confuse sur son comportement, autant que l’éclatement de ce qu’était sa famille. Sans repère, ni ami, l’apparition du nouveau frère ne va pas seulement déclencher un début de conscience de son identité de femme, mais également une prise de conscience de la force qui réside en elle.


Au gré de ses sorties avec Joe, elle finit par s’ouvrir et à laisser sortir ses émotions. La tristesse se manifeste enfin pour rapidement laisser place à la complicité. Une libération de la psyché qui s’opère également avec le soutien de sa coach qui devient une sorte de figure maternelle de substitution au sein de la salle de gym. L’acceptation de ses émois l’aide à prendre progressivement conscience de sa corporéité et de sa puissance. En même temps que son enveloppe se mue en simulacre de femme, elle se fait la démonstration de ses capacités physiques. Elle impressionne ainsi son frère et sa petite bande par ses performances qu’eux-mêmes ne peuvent imaginer ne réaliser qu’en rêve. Elle comprend alors qu’elle est capable d’accomplir plus qu’une chorégraphie et que son corps est un outil d’émancipation très fort, une puissance d’empowerment remarquable. Par la danse, elle s’approprie enfin son être, sur le plan psychique comme physique. La sexualisation est balayée par la puissance créatrice de Leigh.


La réalisatrice saisit cette « énergie de la jeunesse » dans une lumière où se mêle beauté et joie. Elle crée un corps à corps avec la jeune actrice, gymnaste de formation, dans lequel la prouesse technique rejoint l’expression artistique originelle permettant de « laisser chanter sa performance ». Une performance qui chante merveilleusement dans cette dernière scène où Leigh accomplit parfaitement sa chorégraphie sous les yeux de son frère. Elle y parvient grâce à ses encouragements, mais réussit surtout car elle le fait pour elle-même ayant enfin trouver sa force intérieure. Nimbée dans les rayons du soleil, se mouvant sur les notes colorées de Terence Dunn, Frankie Box hypnotise le regard.


Eva Riley fait éclater à l’écran une vivacité authentique et donne à voir une jeunesse à l’énergie magnétique grâce à son duo formé par Frankie Box et Alfie Deegan. Les corps deviennent créateur d’un female gaze solaire et libérateur permettant L’envolée de ce message essentiel : chaque femme peut trouver la puissance de se réaliser à travers son corps. La création artistique, tout comme le corps, sont des véhicules d’empouvoirement magnifiques.

CCorubolo
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le 14 juil. 2020

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